«En deux clics, la fille est avec le client.» Traditionnellement affichée dans la rue, la prostitution se niche désormais à grande échelle sur internet. Une nouvelle donne pour une activité très lucrative dans un Paris qui va accueillir des millions de visiteurs pour les Jeux olympiques.
«Avant, il y avait des réseaux de vraie délinquance organisée. Aujourd'hui, tout se fait en ligne, ils réservent une chambre, envoient un taxi chez la fille pour l'emmener sur le lieu», explique Agnès (prénom modifié), enquêtrice à la Brigade de répression du proxénétisme (BRP) depuis sept ans.
Les JO: terrain fertile et prospère
«Les clients, eux, se connectent sur un site, cochent la catégorie, le prix, l'heure. Et la fille vient à eux», résume-t-elle. Le modèle se calque sur celui des services de livraison de plats à emporter, «mais il s'agit de filles», compare la policière, qui s'attend à «beaucoup d'offres et beaucoup de demandes» pendant les JO.
Sa cheffe, la commissaire divisionnaire Virginie Dreesen, est «plus dans le questionnement que vraiment dans la prospective», alors qu'il n'y a pas de précédent en termes d'événements de si grande ampleur en Europe, dans cette ère nouvelle de la prostitution en ligne (80% de l'activité). «Comme certains pourront se faire livrer leur dîner, leurs produits stupéfiants, est-ce qu'il n'y aura pas aussi la tentation de se faire livrer une prestation sexuelle?», envisage-t-elle, évoquant «une forme d'"ubérisation"».
Devenir prostituée pour payer ses études
Visible sur la voie publique jusqu'au début des années 2000, l'activité s'est beaucoup dissimulée grâce au Net, notamment après l'épidémie de Covid-19. Depuis 2016, une loi fait de la prostituée une victime. Le client, bien que rarement poursuivi dans les faits, est désormais passible d'une amende de 1500 euros.
De nombreuses associations de défense des travailleurs du sexe dénoncent cette loi. Selon elles, elle engendre plus de précarité et de violences envers les prostituées - 90% sont des femmes, selon des estimations, le client imposant ses conditions (baisse des tarifs, actes sans préservatif, etc) puisqu'il risque une amende.
Amar Protesta (nom de travail) a 33 ans. Après un premier client trouvé dans la rue à sa majorité – une prestation contre un repas, elle a migré vers la prostitution en ligne, pour payer ses études, et n'a jamais arrêté depuis «parce que ça a été un levier d'émancipation financière très fort.» «J'ai beaucoup d'habitués et heureusement parce qu'en passant des annonces, j'ai été exposée à des violences inouïes. J'ai été agressée, notamment parce que j'avais refusé une pratique» sexuelle, raconte Amar, pour qui «ce n'est pas le pire métier du monde», se plaignant d'une loi lui donnant l'«impression d'être sous tutelle».
A l'approche des JO (26 juillet-11 août), elle s'inquiète, redoutant d'être dénoncée quand elle sera à l'hôtel avec ses clients. Des campagnes de sensibilisation ont été lancées, invitant notamment à signaler des faits d'exploitation sexuelle.
40'000 personnes qui se prostituent en France
Selon des données fournies par les associations, il y aurait environ 40'000 personnes qui se prostituent en France. L'immense majorité travaille désormais via internet. Le programme Jasmine, initié par Médecins du monde qui organise des maraudes virtuelles pour rompre l'isolement des travailleuses, a recensé dernièrement, sur une soirée, 46'668 annonces sur l'un des sites spécialisés les plus fréquentés. Une plateforme de signalement avec un système d'alerte est opérationnelle depuis 2019 pour lutter contre les violences. Plus de 65'000 signalements ont été faits pour des clients catégorisés de «risqués» à «très dangereux».
Dans la rue, la prostitution n'a pas disparu cependant. Elle s'organise de façon territoriale, avec des Chinoises sur les quartiers de Belleville, porte de Choisy, Crimée et la Fourche. Médecins du Monde en suit au moins 800 à l'année. Dans les bois parisiens, la BRP estime la communauté à près de 400 prostituées en tout: des personnes transgenres brésiliennes, péruviennes et algériennes dans celui de Boulogne; des Nigérianes – un réseau en forte diminution, Camerounaises ou Roumaines dans celui de Vincennes.
A quelques jours des Jeux, les allées bordant les bois, placardées d'interdiction de stationner et sous surveillance policière accrue, se sont déjà vidées de la plupart des camionnettes des prostituées, le temps de la parenthèse olympique, a constaté une journaliste de l'AFP.
De très jeunes filles, souvent mineures
Alors d'où peut venir l'offre durant les JO? Peut-être des réseaux d'Amérique centrale, qui constituent depuis deux, trois ans «l'immense majorité de l'activité prostitutionnelle en région parisienne (Brésil, Colombie, Paraguay) et du proxénétisme de cité», selon la BRP. Ce dernier phénomène a explosé ces dernières années, avec de très jeunes filles, souvent mineures, en rupture familiale et sociétale, fréquemment recrutées par d'autres jeunes filles dans des foyers.
Quant à une éventuelle envolée de la demande durant les JO, le parquet de Paris s'interroge, au vu de ses informations, sur une «augmentation importante de la demande avec l'arrivée à Paris» de personnes qui veulent du divertissement, «avec des moyens financiers importants». Mais il compte sur les difficultés d'accès et la forte présence des forces de sécurité pour les en dissuader.
Cette arrivée de personnes à fort pouvoir d'achat pourrait aussi motiver les «escorts», ces prostituées de luxe mobiles «très vénales et qui cherchent le pigeon», estime une source policière, ajoutant cependant ne pas avoir «de recul sur les JO, ce sera peut-être très discret.»
Devant la porte de son immeuble de la rue Saint-Denis, quartier historique de la prostitution de rue, Mylène Juste passe ses dernières heures à «chercher le prospect», son boulot depuis 22 ans. Elle sera partie avant les Jeux. «Nos habitués ne vont pas pouvoir se déplacer avec les restrictions. Et je ne pense pas que les touristes, quand ils vont passer, vont nous sauter dessus. Alors on va se barrer!»