Comment ne pas être «Charlie»? Il est à peu près 11h30 ce mercredi 7 janvier 2015. Je viens juste de commander un café en attendant celui qui se dirige vers moi, Me Daniel Richard (décédé depuis), avocat aux barreaux de Paris et Genève.
Son bureau, au rez-de chaussée d’un immeuble du Boulevard Montparnasse, est à deux pas de l’endroit où nous avons prévu d’échanger sur la plainte collective qu’il s’apprête à déposer contre UBS, au nom des détenteurs français de comptes en Suisse, priés de rapatrier leurs fonds manu militari après l’abandon du secret bancaire.
Je ne lis pas «Charlie Hebdo». Je ne suis jamais allé dans les locaux de l’hebdomadaire satirique, rue Nicolas Appert, où se rend en revanche régulièrement une amie proche, Angélique Kourounis, la correspondante de la RTS en Grèce (elle aussi disparue). Une ex-rédactrice en chef de «Charlie» est aussi une amie. Mais ce n’est pas par elles que la tempête survient. C’est le portable de mon interlocuteur qui vibre le premier. Me Daniel Richard connaît bien plusieurs journalistes de «Charlie». Il en a même défendu un, poursuivi justement par une banque (pas suisse).
Larmes et rage
Midi approche et la folie s’est emparée de nos téléphones respectifs. Nos écrans se remplissent de larmes et de rage à chaque nouveau message. Une partie de la rédaction de «Charlie Hebdo» a été massacrée. Ceux que j’avais un jour croisés, comme les dessinateurs Tignous ou Wolinski, ou le chroniqueur économique Bernard Maris, sont morts criblés de balles dans la salle de rédaction, pile le jour de la sortie du dernier numéro: le 1177.
C’était il y a dix ans. Mais impossible de ne pas se souvenir de ce 7 janvier 2015, puis du massacre de l’Hypercacher le 9 janvier et de l’assaut simultané contre l’imprimerie où s’étaient réfugiés les deux frères Kouachi, les tueurs de «Charlie». Tout ce qui suivra reste aussi gravé dans nos mémoires de journalistes.
Une marche mémorable
Les 10 et 11 janvier suivant, Paris devient la capitale du monde épris de liberté, arc bouté sur son refus commun de la terreur islamiste. Je suis «Charlie» comme des millions de Français, de Suisses, d’Européens et de citoyens du monde.
Au petit matin du 11 janvier 2015, nous sommes au moins plusieurs centaines de journalistes à patienter devant la terrasse de l’Altitude Café, Boulevard Voltaire, à quelques centaines de mètres du Bataclan où les terroristes frapperont à nouveau le 13 novembre de cette année noire. Le service de presse présidentiel distribue les accréditations pour ce qui restera comme la plus grande manifestation de dirigeants internationaux pour la liberté d’expression.
Un seul slogan
Plus de cinquante Chefs d’État ou chefs du gouvernement ont fait le déplacement, dont la présidente de la Confédération Simonetta Sommaruga. «Charlie» est partout. Sur les murs. Sur les lèvres. Dans les discours. Graffités sur les façades. Peint sur la statue de la République. Brandi sur des panneaux, des pancartes, des bannières, des banderoles. L’évidence est insupportable: les terroristes islamistes veulent la fin de nos démocraties. Et ils sont prêts au pire pour y parvenir.
Premier réflexe
Je suis «Charlie» mais mon premier réflexe de journaliste n’est pas d’aller sur place, rue Nicolas Appert, dans le 11e arrondissement, près du boulevard Richard Lenoir, qui tire son nom d’un grand industriel du coton sous le Second Empire. Les vidéos des tueurs disponibles très vite sur les réseaux sociaux sont glaçantes. Les informations tombent en rafale, loin d’être toutes vérifiées. Ahmed Merabet est la douzième victime des tueurs.
Ce policier à vélo, Français d’origine Algérienne et musulman, se retrouve face aux frères Kouachi lorsqu’ils sortent de l’immeuble, que leurs rafales de kalachnikovs ont transformé en scène de guerre. Le duo l’assassine froidement. Ils se sont réclamés, dans une vidéo, d’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA). La revendication suivra. L’une des plus grandes traques policières de France commence.
La vidéo des tueurs du 7 janvier
Je suis «Charlie» et, comme beaucoup de journalistes qui l’ont reçu en avant-première, les pages d’un livre tournent dans mon crâne en tapant sur mon clavier le premier article sur le massacre d’une rédaction décimée pour avoir publié, et republié dix ans après, les caricatures du prophète Mahomet diffusées en septembre 2005 par le quotidien danois «Jyllands Posten». Ce livre est le dernier roman de Michel Houellebecq. «Soumission», c’est son titre, est justement sorti en librairie ce mercredi 7 janvier.
A genoux
Terrifiante coïncidence. Houellebecq raconte une France politique, universitaire et administrative à genoux devant l’Islam et ceux qui s’en servent pour conquérir le pouvoir. «Soumission» (Ed. Flammarion), c’est justement ce que refusent, dans les jours qui suivent la tragédie, des millions de Français.
L’écrivain Emmanuel Todd aura beau jeter quelques mois plus tard un pavé dans la mare avec son «Qui est Charlie» (Ed. Seuil), questionnant les motivations des manifestants, Paris entier est Charlie. Comme Lyon. Comme Toulouse. Comme Genève ou Lausanne.
Mes journées post 7 janvier sont consacrées au récit de l’autre massacre: celui commis, à proximité de mon domicile, au supermarché Hyper Cacher de la porte de Vincennes, par Amedy Coulibaly. Au moment où les policiers donnent l’assaut contre cet établissement juif, attaqué pour cela, les frères Kouachi sont tués en Seine et Marne, dans l’imprimerie où ils avaient trouvé refuge. Il nous faut remonter le fil.
La manifestation du 11 janvier 2015 à Paris
Comprendre. Retracer l’itinéraire des tueurs. Je me retrouve, quelques jours plus tard, devant la mosquée que fréquentaient les Kouachi rue de Tanger, dans le 19e arrondissement. La flambée djihadiste en Irak et en Syrie est en arrière-plan.
«Tout est pardonné»
C’est d’ici qu’un prêcheur musulman extrémiste avait constitué la «filière des Buttes Chaumont». Le prénom «Charlie» ne devient pas seulement synonyme de rage, mais aussi d’investigation. La géographie du djihad apparaît. Les liens entre détenus radicalisés en prison. L’organisation logistique à partir des pays du Levant. «Je suis Charlie», cette semaine du 7 janvier 2015, veut dire être plongé dans un monde qui bascule.
Dix ans se sont écoulés. Le pire est advenu. La tuerie de «Charlie Hebdo» n’était malheureusement qu’un début. La splendide et courageuse «une» de l’hebdomadaire affichant un Mahomet qui pleure sur fond vert, avec pour titre «Tout est pardonné», a valu à Charlie des millions de ventes.
Et puis l’abîme. La traque qui n’en finit pas. L’ex épouse de Coulibaly, Hayat Boumedienne, présumée toujours en fuite en Syrie. Les attentats du 13 novembre 2015. L’attentat du 14 juillet 2016 à Nice. L’horreur, source naturelle d’une colère qui alimente les extrêmes.
La France a tenu bon
La France a pourtant tenu bon. La République s’est montrée digne de «Charlie». Les musulmans Français, interpellés, se retrouvent en première ligne. La défense de la laïcité est vigoureuse.
Surtout, les deux procès ont eu lieu: celui des complices présumés des frères Kouachi, en 2020, aura permis à l’avocat de Charlie, Richard Malka, de faire une superbe plaidoirie sur le «droit d’emmerder Dieu». Celui des attentats du 13 novembre 2015, en 2021-2022, a permis de s’aventurer dans les ténèbres du djihadisme, en présence du seul survivant des commandos, Salah Abdeslam.
Je me suis retrouvé «Charlie» le 7 janvier 2015. Comme vous sans doute. Pas tous, mais beaucoup d’entre vous. Et maintenant? Le massacre de «Charlie Hebdo» nous a ouvert les yeux. Ce que nous voyons, tous les jours, prouve que le combat contre le fanatisme musulman et tous les autres extrémismes religieux violents, est loin, très loin, d’être gagné.
A lire pour comprendre: «Les espions de la terreur» par Matthieu Suc (Ed. Harper Collins)