Vous êtes un familier des chaînes françaises de télévision? Vous déplorez l’affaissement du débat public au pays de Voltaire? Vous êtes effarés de voir les invectives devenir la règle sur les plateaux? Vous n’en pouvez plus du mélange entre surenchère populiste et information?
Tout cela fait de vous, a priori, un supporter de l’écrivain Erik Orsenna, qui vient de frapper avec des mots massue dans «Le Monde» contre le groupe télévisuel C8/CNews du milliardaire Vincent Bolloré. «Bolloré est dangereux pour la démocratie […]. Sa particularité est son interventionnisme extrêmement brutal dans les médias et les maisons d’édition, et ce, au service d’une cause politique […]. Il met son pouvoir au service d’une parole de haine. C’est unique à ce niveau dans le capitalisme français.»
3,5 millions d’euros d’amende
Or voilà que ce débat entre le romancier académicien, ancien conseiller de François Mitterrand catalogué à gauche, et celui qu’il surnomme «L’Ogre» dans son dernier livre, vient de prendre un tour juridico-financier. Jeudi 9 février, l’Arcom, l’Autorité française chargée de réguler le paysage audiovisuel, a infligé une amende record de 3,5 millions d’euros à la chaîne C8 en raison des insultes proférées en novembre par Cyril Hanouna contre le jeune député Louis Boyard.
Tout y est, en somme: l’indignation intellectuelle, la réprobation morale et politique, et le coup au portefeuille. On oublie au passage que le jeune élu du Val-de-Marne (région parisienne) pour la France Insoumise (gauche radicale) avait auparavant officié comme chroniqueur dans «Touche pas à mon poste». On se concentre sur les faits: une attaque de Boyard contre Bolloré lors de TPMP et la pluie d’insultes de Hanouna, pressé de protéger son patron. Avec ce sous-titre: cette manière-là de faire de la télé contrevient aux règles normales du débat dans un pays démocratique.
Retour sur le clash Hanouna-Boyard:
La vérité est que C8, comme la chaîne d’information CNews, ne sont pas en soi des dangers pour la liberté d’expression. C’est là que le piège est redoutable, pour les pouvoirs publics, le régulateur et les téléspectateurs. Cyril Hanouna, bateleur sans scrupules prêt à tout (ou presque) pour l’audience, a toujours pris soin d’inviter les différents leaders de partis politiques pour son émission «Face à Baba». Pascal Praud, ancien journaliste sportif reconverti en oracle radiophonique (sur RTL) et télévisuel (sur CNews) du bon peuple «qui ne pense pas comme les élites», pratique la même ouverture, même si ses propos personnels sont la plupart du temps réactionnaires.
Vincent Bolloré lui-même a toujours respecté ceux qui le critiquent vertement. Le problème de la France est la perte de boussole morale de ces animateurs TV, que leur patron pousse à faire monter l’audimat, sur le modèle de la chaîne Fox News aux États-Unis. Leur goût de la tribu, du clash, du duel et du sang sur les murs du plateau (au sens figuré, et encore) l’emporte sur tout le reste. Ils épousent les colères radicales des Français. La haine qu’ils diffusent est celle qu’ils puisent dans la société.
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Vincent Bolloré n’est pas plus autoritaire avec ses troupes que fut jadis le géant des travaux publics Françis Bouygues, lorsqu’il acheta TF1, privatisée en avril 1987. Ce qui a changé est le niveau de haine qui flotte en France, et la polarisation de la société. Hanouna est suivi en moyenne 2 millions de téléspectateurs par jour. Pas moins de 800'000 personnes regardent les émissions d’actualité de Pascal Praud. Éric Zemmour réunissait lui aussi sur CNews, lorsqu’il officiait comme éditorialiste, près de 2 millions de personnes.
Faut-il les faire taire? Non. Faut-il encadrer leurs débats? Non. Faut-il leur faire la morale à coups de tribunes dans la presse? Pourquoi pas… Mais le sujet est ailleurs. C’est à leur public qu’Erik Orsenna doit s’adresser. Le pire est de victimiser ces stars médiatiques ou ces milliardaires voraces. Il faut les affronter. Exiger qu’ils s’expliquent. Leur demander des comptes.
La démocratie change
La démocratie change. Les réseaux sociaux l’ont infectée. La radicalité est sa maladie. Et alors? N’oublions pas d’abord que l’insulte a toujours existé et que les duels à l’épée ou au pistolet ponctuaient jadis en Europe les débats enflammés! Gardons aussi en tête que mettre C8 à l’amende se révèlera une redoutable décision si la chaîne se présente comme harcelée, et mobilise son public contre une prétendue censure, comme on le voit aujourd’hui sur Twitter.
Il ne faut surtout pas que ces 3,5 millions d’euros partent en fumée dans les caisses de l’État français. Il faut les reverser, par exemple, à des actions d’éducation aux médias. Il faut aussi obliger C8, CNews, et toute chaîne qui enfreint la loi et mise sur la provocation, à diffuser des clips qui dénoncent ces actes, idéalement avec des personnalités populaires qui s’engageraient, en France, pour un débat digne.
La marginalité réactionnaire de Bolloré
Fustiger Bolloré du haut de l’Académie française est inutile. Le milliardaire breton a fait de sa marginalité réactionnaire une force. Il sait que les émissions de ses chaînes sont regardées parce que le public y trouve un autre ton, d'autres références, voire des coups de gueule appréciés parce qu'ils secouent le cocotier! Il faut donc s’opposer à lui sur son terrain et ne pas rater la chance de le mettre sous pression lorsqu’il est auditionné devant le Parlement. Quelle catastrophe, rétrospectivement, fut son audition au Sénat en janvier 2022!
La démocratie se défend. Elle ne se décrète pas. Elle ne doit pas consister à bannir ou encore moins à répudier. L’oublier, c’est transformer les ténors audiovisuels du groupe C8/CNews en pseudo-résistants au système et à la pensée dominante. C’est leur fournir les armes pour faire, demain, encore plus de dégâts dans une France fracturée et déboussolée.