Vous voulez comprendre ce qui ne fonctionne plus en France? Alors, jetez un œil sur le dernier épisode de «Face à Baba», l’émission politique du bateleur Cyril Hanouna sur la chaîne C8.
L’intéressé, terreur télévisuelle et spécialisé dans les méchantes blagues potaches de «Touche Pas à mon poste», alias TPMP, accueillait jeudi 20 octobre le ministre de l’intérieur français Gérald Darmanin.
Le meurtre de Lola a mis le feu aux poudres
J’ai donc décidé de regarder, en pleine polémique sécuritaire après l’affreux meurtre de Lola, une collégienne parisienne de 12 ans tuée voici une semaine à Paris, dans le 19e arrondissement.
Tout, dans cet assassinat, est explosif dans un pays sous tension. Une petite fille atrocement mutilée dont le cadavre a été retrouvé dans une malle en plastique. Une suspecte incarcérée, jeune femme algérienne d’une vingtaine d’années inconnue des services de police, mais sous le coup d’une expulsion du territoire non exécutée. Des forces politiques résolues à s’emparer de l’affaire, comme le Rassemblement national ou Reconquête, le parti d’Eric Zemmour…
Un «caïd cathodique»
Je l’avoue d’emblée: j’ai dans le passé tiré à vue (ou presque), dans un portrait consacré à Cyril Hanouna, que j’avais qualifié dans «Le Temps» de «caïd cathodique» pour ses manières de parrain sur le plateau de TPMP, mais aussi vis-à-vis de ses «fanzouses» (ses fans) et de ses invités.
Un parrain à la fois féroce et habile, gardant toujours à l’œil l’audimat et le fructueux business audiovisuel du vorace groupe Bolloré, dont il est l’un des piliers. «Face à Baba», ce rendez-vous politique déjà accepté dans le passé par Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, avait donc tout pour m’inquiéter. Or, j’ai bien fait de regarder.
Intervenants triés sur le volet
Un entretien bien mené, rythmé, précis. Des intervenants bien sûr triés sur le volet, mais chacun porteur d’un indéniable malheur (vieille dame agressée, père d’un enfant tué par un policier, policière exténuée, fils d’un retraité agressé mortellement par des drogués au crack…), formulé de manière compréhensible.
Gérald Darmanin au centre de l’arène, sur un siège tournant pour faire face à ses interrogateurs. Du temps pour répondre, s’expliquer, nuancer, assumer, jusqu’à l’inévitable clash (sur le voile islamique). On peut ne pas aimer les couleurs bleuâtres, semi-disco, de ce plateau. On peut trouver ridicule le côté potache surjoué de «Baba», le surnom de l’animateur. Mais Hanouna, jeudi soir, n’a pas dérapé. Il a juste joué son rôle d’incubateur des peurs françaises, porte-parole de cette partie de la population qui ne comprend plus ce qui se passe dans ses villes, dans ses rues, ou avec sa jeunesse «ensauvagée». Il y avait du respect, des faits et un peu de provocation. Rien à dire. «Face à Baba» offrait plutôt, jeudi soir, de la bonne télévision populaire qui s’efforçait de répondre aux questions du moment.
Le problème, pour moi, le téléspectateur réticent, était ailleurs: dans ce sentiment bizarre de se retrouver devant une France désemparée, sans autre porte-parole que «Baba», l’ex-animateur du Club Med reconverti en seigneur de l’audimat et en baromètre de la nation.
Le plus terrible est que son émission, bien calée, était meilleure que toutes celles consacrées à la criminalité et aux problèmes d’immigration sur les autres chaînes françaises, en particulier sur les chaînes d’information continue. Voilà ce qui faisait mal. Finir par trouver que «Baba» le bateleur pose de meilleures questions que les journalistes. Finir par apprécier que «Baba» réussisse à donner la parole à des Français blessés dans leur chair, sans dérapage sur le plateau. Reconnaître que «Baba» sait écouter, lorsque Gérald Darmanin, héritier politique de Nicolas Sarkozy, raconte ses années de maire à Tourcoing, au contact des réalités – ou le quotidien de son ministère.
Ce qui ne fonctionne plus en France
Ce qui ne fonctionne plus en France était là, devant moi, chez Hanouna, alias «Baba». Lui, l’agitateur cathodique prompt à surfer sur la vague d’inquiétude ambiante, savait jeudi trouver les mots que d’autres ne trouvent plus pour établir encore des ponts et permettre l’échange entre les responsables politiques et leurs administrés.
J’ai continué de regarder l’émission en repensant aux sondages qui, régulièrement, témoignent de la défiance d’une partie de la population envers les médias traditionnels. Et j’ai compris pourquoi le candidat Emmanuel Macron a refusé, durant la campagne présidentielle, de se retrouver devant «Baba»: parce qu’il est impossible pour un responsable politique au pouvoir, dans un tel débat, de ne pas se retrouver coupable. «Baba» cuisine les peurs. Il ne les décuple pas. Il les distille. Il les détaille. Il les accommode. Le fond de sauce de son talk-show est non dit, mais évident: la France fait aujourd’hui face à un grand délitement.
«Face à Baba» et la question du crack à Paris
Ce que lui ont dit les Français
J’ai aussi mieux compris, après deux heures passées à regarder Gérald Darmanin se tirer plutôt bien de ce «Face à Baba», pourquoi Cyril Hanouna a publié l’an dernier un livre intitulé «Ce que m’ont dit les Français» (Ed. Fayard, 2021). Et pourquoi quelques commentateurs ont tout de suite décelé dans cet ouvrage l’ombre d’un appétit politique.
«Baba» a, mieux que quiconque, compris comment fonctionne la France. Il utilise sans merci son scalpel télévisuel. Il triture le pays, mi-rigolard, mi-vachard, avec attention et professionnalisme, donnant la parole aux politiques, mais déroulant le tapis rouge à tous ceux pour qui «rien ne va plus» dans la France de 2022. «Baba» est une sorte de caïd du bon sens. Le premier degré est son univers. Il veut des réponses à toutes les questions et, ce faisant, il démontre que les politiciens ont de plus en plus de peine à en fournir.
«Baba» est un catalyseur de désespoirs. Son émission de jeudi soir était fort réussie et plutôt digne. Dont acte. Mais elle faisait carrément froid dans le dos.