Pour les uns, il est carrément le diable. Pour les autres, il est soit un sauveur idéologique, soit un homme d’affaires au flair extraordinaire. Et souvent les deux! En France, ce pays profondément divisé sur les grands seigneurs capitalistes qui dominent sa scène économique (Bernard Arnault et François Pinault dans le luxe, Xavier Niel dans les télécoms, Martin Bouygues dans le bâtiment...), Vincent Bolloré est sans doute aujourd’hui le milliardaire le plus mystérieux et le plus controversé. Et pour cause: à 70 ans, l’entrepreneur fait scandale dans les médias, qu’il rudoie sans ménagement.
Avec, comme incendiaires en chef, deux vedettes du petit écran, devenues les emblèmes de ses chaînes de télévision C8 et CNews: l’ancien éditorialiste réactionnaire Eric Zemmour (qui fait de la politique à plein temps depuis un an, date de son entrée en lice dans la campagne présidentielle à l’issue de laquelle il a récolté 7% des voix) et le bateleur Cyril Hanouna, star de la chaîne de divertissement C8.
Tout éloigne pourtant Cyril Hanouna et Vincent Bolloré
Hanouna-Bolloré. Ces deux noms sont accolés depuis plus d’une décennie, alors qu’en théorie tout les éloigne. Vincent Bolloré est l’héritier d’une riche dynastie bretonne, longtemps spécialisée dans la fabrication de papier à cigarette. Ce septuagénaire toujours très bien mis, longtemps bien servi par son physique avantageux style Largo Winch – le milliardaire héros de BD - est un catholique fervent, qui a beaucoup aidé son frère Michel Yves Bolloré à promouvoir son livre «Dieu, la science, les preuves» (Ed. Tredaniel).
Mais cet entrepreneur hors pair, redouté pour son flair financier, jalousé par ses pairs pour sa capacité à «avoir toujours un coup d’avance» dans les affaires, est surtout aux antipodes de la vulgarité assumée de «Baba», le surnom d’Hanouna. Son univers est celui des conseils d’administration où il révoque sans pitié ceux qu’il vient de vaincre à coups d’achats d’actions.
A Bolloré, le capitalisme d’embuscade, où les milliards s’entremêlent toujours, dans l’Hexagone, avec le pouvoir politique. À l’animateur de C8, le «clash» télévisuel transformé sans vergogne en produit de grande consommation. Un personnage hors du commun en Suisse, où les profits et l’argent sont pourtant bien moins tabous qu’en France.
Un magnat des matières premières et du négoce
Le diable, Bolloré? C’est, sans le dire ainsi, ce que le jeune député de La France Insoumise (Gauche radicale) Louis Boyard, 22 ans, a avancé sur le plateau de «Touche pas à mon poste» jeudi 10 novembre, s’attirant une volée d’insultes de Cyril Hanouna. Or ceux qui pensent comme lui, dans les pays où l’entrepreneur breton a investi, sont assez nombreux.
Aujourd’hui affairé à vendre ses concessions portuaires et ses chaînes logistiques en Afrique, et à rendre les plus discrètes possibles ses plantations de palmiers à huile et d’hévéas en Asie du sud-est, le groupe Bolloré est, hors de France, un poids lourd des matières premières et du négoce. Avec, dans plusieurs pays, des casseroles nommées corruption ou atteintes à l’environnement, comme quantité de groupes étrangers similaires opérant dans les pays pauvres et émergents.
C’est là-dessus, compte tenu de son implication dans les médias en France, et donc de sa façade publique, que Louis Boyard – qui a déposé une plainte – veut que le Parlement français enquête. Le jeune élu a cité sur le plateau de Cyril Hanouna un procès en cours au Cameroun. Bolloré a aussi fait face à un procès au Cambodge (perdu par les plaignants). Ces affaires sont sur la place publique, au point que le groupe Bolloré a plaidé coupable devant la justice française dans le cadre de poursuites pour des accusations de corruption au Togo. Une reconnaissance de culpabilité rejetée par le Parquet national financier, pour amende suffisante. Bolloré perd d’ailleurs certaines de ses confrontations judiciaires, comme celles intentées à Mediapart, pour diffamation.
Parfum de scandale
Le parfum de scandale qui entoure l’entrepreneur en France est toutefois avant tout lié à ses investissements dans les médias, entamés en 2014 avec sa prise de contrôle du groupe Havas, puis de Vivendi, de Canal Plus et maintenant de Lagardère-Hachette. Car pour une fois, le milliardaire est sorti de l’ombre. Même si la direction opérationnelle de son groupe est aujourd’hui confiée à ses fils Cyril et Yannick, Vincent Bolloré «le conquérant» s’est, en moins de dix ans, installé sur le devant de la scène audiovisuelle et médiatique avec trois méthodes: la promotion d’une idéologie de droite réactionnaire, porteuse en France; la restructuration sans états d’âme d’entreprises hier synonymes de liberté et de fronde intellectuelle, comme Canal Plus; et le choix revendiqué d’un populisme fructueux côté audiences.
C’est à ce titre qu’Hanouna, puis Zemmour, sont devenus ses partenaires emblématiques. L’entrepreneur, lui, minore son importance. Il a redit, lors d’une audition au Sénat, en janvier dernier, que ses seules intentions sont capitalistes et qu’il ne «choisit pas les dirigeants de ses chaînes». Il s’est plaint des réglementations françaises et européennes qui empêchent l’émergence de grands groupes à la mode américaine (son rachat de Hachette est encore examiné par la Commission de Bruxelles).
Bref, le «retraité» Bolloré – officiellement à la retraite, donc moins impliqué dans la gestion directe de son empire – entend marcher plus ou moins sur les traces d’un tycoon anglo-saxon bien connu: Rupert Murdoch. Lequel a largement œuvré, avec sa chaîne conservatrice Fox News et ses quotidiens populaires, à l’émergence de Donald Trump aux Etats-Unis. Avant de prendre aujourd’hui ses distances avec l’ex-président américain.
Faut-il redouter Vincent Bolloré?
Faut-il redouter Vincent Bolloré? Faut-il envisager, comme certains parlementaires, de nouvelles règles pour empêcher son groupe médiatique de grossir encore plus? Faut-il gendarmer davantage les débordements de Cyril Hanouna, sur lesquels l’instance supérieure de l’audiovisuel français, l’ARCOM, reste étrangement silencieuse depuis l’affaire Boyard, ayant opté pour la nomination d’un rapporteur indépendant?
Vu de l’étranger, ces questions sont à la fois logiques et hypocrites. Logiques, parce que la main mise des milliardaires (Arnault, Pinault, Bouygues, Niel, Dassault, mais aussi le résident suisse Patrick Drahi) sur les grands médias hexagonaux pose de nombreuses questions. Hypocrites, parce que dans l’histoire, cette concentration médiatique française entre les mains de grandes fortunes n’est pas nouvelle; que le service public télévisuel (à part la chaîne Arte) peine à faire la différence, et que les méthodes capitalistes de Vincent Bolloré conviennent à une partie de la classe politique. C’est le système qui est en cause, moins que le milliardaire et ses méthodes.
La question du divertissement transformé en spectacle
Hanouna-Bolloré: l’équation improbable de la télévision française pose davantage la question de la décence et du divertissement transformé en spectacle politique et prisé par tous les aspirants au pouvoir en quête d’audience.
Vincent Bolloré a compris ce qui marche, et ce qui peut lui faire gagner beaucoup d’argent. Il voit aussi que de nombreux élus français se ruent sur le plateau de ses chaînes dans l’espoir d’y faire le «buzz» et de s’y faire connaître à la faveur d’un clash. Le débat est pour lui un produit commercial. Problème: par ricochet, la démocratie est en train de le devenir aussi.