C’est l’histoire d’un animateur de télévision qui se transforme en défenseur plus qu’agressif de son patron milliardaire, et humilie en direct un tout jeune député qui a osé prononcer son nom. Vous me suivez? Bienvenue dans le monde de Cyril Hanouna, alias «Baba», l’une des personnalités les plus en vue et les plus controversées de la télévision française. Pour Hanouna, 48 ans, la compréhension télévisuelle n’existe pas.
À la fois employé et partenaire de Vincent Bolloré, l’homme d’affaires propriétaire des chaînes C8 et CNews, le présentateur des émissions «Touche pas à mon poste» (TPMP) et «Face à Baba» a clairement dit sur son plateau, jeudi 10 novembre, qu’il n’est pas question de critiquer dans son émission «la main qui le nourrit». Oublié donc, le débat dont Hanouna se fait le chantre. Louis Boyard a certes pu parler, mais il s’est fait copieusement insulter par l’animateur, qui s’est ensuite excusé. Tout ça, pour avoir mis en cause un patronyme en sept lettres bien connu dans les milieux d’affaires français: Bolloré.
Un clash phénoménal en direct
Pourquoi cet empressement à faire taire le jeune élu de 22 ans, à l’évidence ravi d’avoir provoqué un clash phénoménal en direct? Question de tempérament d’abord. «Je suis sanguin», a reconnu Cyril Hanouna, dont l’habitude est en effet d’humilier en direct tous ceux qu’il ne supporte plus d’entendre. La tactique paie. Les «fanzouzes», ces supporters d’Hanouna et de ses méthodes, adorent voir l’un de ses chroniqueurs pris à partie et faire naufrage. Ambiance cour de récréation, où le méchant fait rire tout le monde des déboires du plus faible. La méchanceté, comme argument de vente cathodique, aussitôt suivi par des éclats de rire supposés tout faire oublier.
Raison sonnante et trébuchante
La seconde raison est, elle, beaucoup moins tragicomique. Elle est sonnante et trébuchante. Producteur de son émission et d’autres divertissements, Cyril Hanouna est partenaire financier, dans sa société H2O, avec l’héritier de Vincent Bolloré, Yannick, en charge des investissements télévisuels de la famille, dont le patrimoine est évalué à 7 milliards d'euros. En 2016, le magazine économique «Capital» estimait le chiffre d’affaires de cette association sur le petit écran à 35 millions d’euros par an. Mais «Baba», qui sait parfaitement jouer de la fibre sentimentale, aime surtout rappeler que Vincent Bolloré est «un ami de vingt ans» qui ne l’a jamais «oublié». «Je le défendrai toujours», a-t-il répété lundi, avant d’annoncer qu’il portait plainte pour diffamation contre Louis Boyard, après que ce dernier a annoncé son intention de saisir la justice.
Argent ou amitié? Les deux, c’est évident. Car chez Bolloré, magnat réputé pour son flair financier et ses méthodes brutales, les deux vont de pair: «Bolloré fonctionne à l’allégeance. Tu es de sa tribu ou pas, point.» Le milliardaire breton est le parrain. L’animateur juif d’origine tunisienne (il l’a plusieurs fois répété sur son plateau) est son homme de main sur petit écran. Un peu à la manière de l’ex-vedette de CNews, l’éditorialiste Eric Zemmour, désormais reconverti en leader politique du parti Reconquête.
Boyard a tapé là ou ça fait mal
Troisième raison: Louis Boyard a tapé là où ça fait mal sur le plateau de «TPMP». Le sujet de l’émission du jeudi 10 novembre était l’Ocean Viking, le bateau chargé de migrants dont Emmanuel Macron venait d’autoriser le débarquement à Toulon. Le jeune élu du Val-de-Marne (banlieue est de Paris) connaît par cœur «Touche pas à mon poste», dont il fut chroniqueur et auquel il doit, c’est incontestable, une partie de sa notoriété. Or Louis Boyard a tapé sur les investissements de Vincent Bolloré en Afrique, continent où ce dernier a fait fortune dans les concessions portuaires et la logistique, avant de décider en 2021 de s’en retirer.
Louis Boyard annonce qu’il va porter plainte:
Le jeune député a parlé du procès qui l’oppose, au Cameroun, à un groupe d’activistes. Il voulait aussi parler du procès que Bolloré a perdu contre le site d’information Mediapart. Le sujet? La déforestation, les crimes environnementaux, la corruption que le groupe Bolloré est accusé d’avoir couverte. Un procès du même ordre a été intenté contre le milliardaire au Cambodge, où la justice a débouté les plaignants. Insupportable pour Cyril Hanouna, dont le public est très métissé, souvent originaire de l’immigration, de voir son patron présenté comme un exploiteur.
Une bataille sans merci avec la gauche
L’affaire Bolloré ne se termine pas là. Cyril Hanouna a aussi insulté le député – ce dont il s’est ensuite excusé – parce qu’une bataille sans merci oppose le milliardaire à la gauche radicale, dont le jeune élu est une figure de proue. Ami proche de Nicolas Sarkozy, Vincent Bolloré est de droite et ne s’en cache pas. L’homme, très secret et désormais officiellement retraité (depuis ses 70 ans le 1er avril), est une cible régulière des attaques de la part des amis de Jean-Luc Mélenchon.
Or là, tout se complique. Mélenchon, politique aussi habile que cynique, a été l’invité de Cyril Hanouna dans le passé. On peut même dire que ce dernier le cajole. Le tribun «insoumis» lui plaît. Il plaît aussi à son public populaire. L’animateur de télévision en a-t-il déduit qu’il bénéficiait, pour lui et son patron, d’une sorte de protection? Une chose est sûre, parce qu’il l’a répété en direct: le fait que Louis Boyard ait perçu dans le passé des cachets du groupe Bolloré interdisait selon lui toute attaque publique. Bref: qui t’a payé obtient l’assurance de ton silence…
L’embuscade fatale… au chasseur
Et Vincent Bolloré? Le milliardaire n’a pour l’heure pas commenté publiquement ce pugilat verbal Boyard-Hanouna. Il est à peu près certain qu’il lui déplaît, au moment où son principal souci est de prendre du recul, et de transmettre son empire à ses enfants. Il est aussi certain que l’entrepreneur, héritier d’une lignée d’industriels bretons (dans le papier à cigarettes) vient à nouveau de comprendre que, comme avec Eric Zemmour pendant la présidentielle, la politique est un cocktail très explosif.
Pour ce dirigeant à l’appétit financier aiguisé, révéré par ses pairs pour sa capacité à monter des coups capitalistes, le pire est au fond de se retrouver pris pour cible. De se retrouver, lui Vincent Bolloré le «patriote», visé par le type même d’embuscade que ce chasseur impitoyable réserve en général à ses adversaires.