Entre Nvidia et les Chinois
Oui, l'Europe peut (encore) gagner le combat de l'intelligence artificielle

Les Européens peuvent encore tenir bon face aux géants américains de l'intelligence artificielle et à l'offensive de DeepSeek, le nouveau-né chinois. Comment? Les recommandations d'un expert.
Publié: 28.01.2025 à 18:00 heures
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Les marchés financiers ont dévissé en début de semaine après les annonces chinoises au sujet de DeepSeek.
Photo: AFP
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Richard WerlyJournaliste Blick

La bataille de l’avenir est-elle perdue? Les marchés financiers ont en tout cas bien compris l’enjeu décisif que constitue le lancement du nouveau moteur chinois d’intelligence artificielle (IA) DeepSeek. Aussitôt, la valeur boursière du champion américain Nvidia a chuté de près de 20%. Faut-il s’en réjouir, à l’heure où Donald Trump veut mobiliser des centaines de milliards de dollars pour doper l’IA «Made in USA»? Ou faut-il, au contraire, regarder quelle épingle l’Europe peut encore tirer de ces rivalités?

La réponse? Il est urgent, comme en matière commerciale, d’identifier les forces et les faiblesses des pays Européens. Le 20 janvier, DeepSeek, une jeune entreprise chinoise de Hangzhou peu connue, a dévoilé un modèle d’IA qui surpasse les systèmes de l’OpenAI américain à seulement 3% du coût de développement. Cette percée, qui équivaut à dépasser une Ferrari avec une humble bicyclette, bouleverse le mantra «plus c’est gros, mieux c’est», qui ne semble plus d’actualité. «Au contraire», estime l’expert Jovan Kurballija, directeur de Diplofoundation à Genève. «Des systèmes open-source plus petits, plus intelligents et abordables sont en train de réécrire les règles».

«L'Europe est restée à la traîne»

Quels sont selon lui les atouts de l’Europe? «L’Union européenne a maintenant une chance historique de transformer ses faiblesses en forces, en tirant parti de ses trésors inégalés de connaissances, de données et d’un marché de 450 millions de personnes pour mener la prochaine phase d’innovation en matière d’IA».

Il poursuit: «Jusque-là, l’écosystème de l’Intelligence artificielle a été dominé par deux piliers: le matériel de pointe (comme les puces de Nvidia) et les algorithmes propriétaires (comme ceux d’OpenAI ou de Google). Dans ce domaine, l’Europe est restée à la traîne en raison de son manque de géants technolo,giques nationaux et sa dépendance à l’égard des infrastructures étrangères. Or l’innovation de DeepSeek change la donne. En réduisant les coûts de calcul et en démocratisant l’accès à l’IA de haute performance, elle transfère l’avantage concurrentiel à ceux qui possèdent les connaissances et les données.»

Et l'Helvétie dans tout ça?

La chance de l’Europe, Suisse incluse? «Des archives de ses universités au patrimoine culturel de ses régions, le continent européen s’appuie sur des siècles d’expertise accumulée», note l’expert genevois. «Désormais, grâce à des outils d’IA abordables, ce trésor peut être mobilisé. Imaginez des petites entreprises italiennes de Bologne formant des modèles d’Intelligence artificielle sur les tendances du marché local, ou des communautés nordiques codant des pratiques de durabilité séculaires dans des systèmes à source ouverte. Telle est la promesse de l’IA ascendante: donner aux citoyens, aux PME et aux municipalités les moyens d’élaborer des solutions fondées sur leurs connaissances uniques».

Mieux: l’Union européenne, attaquée de front par Donald Trump, dispose selon Jovan Kurbalija des ingrédients nécessaires à sa réussite. «Le rapport de 2024 de l’ancien premier ministre Enrico Letta consacré au marché unique européen a jeté les bases en proposant une 'cinquième liberté', à savoir la libre circulation de la recherche, de l’innovation et de la connaissance, afin de libérer le potentiel du marché unique. Ce qu’il faut maintenant, c’est une action décisive sur cinq fronts.»

Quelle est la marche à suivre?

1. Démocratiser l’accès à l’IA 

L’UE doit donner la priorité à des outils conviviaux – par exemple des plateformes d’IA en un clic – qui permettent à des non-spécialistes de créer des applications d’IA personnelles.

2. Lancer un «plan Marshall de l’IA»

Réorienter les fonds de l’UE vers l’innovation de base. Accepter le risque, allouer des fonds à des projets expérimentaux, même si le taux d’échec est élevé.

3. Actualiser le droit de l’IA 

L’Europe devrait s’appuyer sur ses points forts – garde-fous éthiques, droits relatifs aux données et équité du marché – tout en rationalisant les règles de partage des données transfrontalières afin de stimuler l’innovation.

4. Former la jeunesse à l’IA 

Lancer une initiative de requalification à l’échelle du continent, en intégrant la maîtrise de l’IA dans l’éducation, la formation professionnelle et les lieux de travail. Inciter les communautés à co-créer des outils d’IA pour résoudre les problèmes locaux, du vieillissement de la population aux transitions vertes.

5. Mobiliser les institutions pour l’IA 

Financer des projets qui réorganisent les institutions – entreprises, gouvernements et universités – en vue de l’intégration de l’IA.

«Au service des besoins humains, et non l’inverse»

«L’heure est venue pour l’Europe de redéfinir son rôle dans l’ère de l’IA», Conclut Jovan Kurbalija. «Contrairement aux États-Unis et à la Chine, l’UE n’a pas d’hégémonie Big Tech à protéger, ce qui constitue un désavantage libérateur. En démocratisant l’IA, l’Europe peut défendre un modèle dans lequel la technologie est au service des besoins humains, et non l’inverse. L’alternative? Abandonner l’avenir à des plateformes construites ailleurs, formées à partir de données étrangères et aveugles aux valeurs de l’Europe.»

Preuve que ce raisonnement n’est pas encore acquis: le Parlement européen vient, le 28 janvier, de rendre public un contrat avec une plate-forme américaine, Anthropic, pour faciliter les traductions dans les langues de l’UE.

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