Un sultan au service de la paix. Telle est la posture que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, adopte désormais entre Kiev et Moscou. Jugez plutôt: quel autre chef d’État d’un pays si directement concerné par la guerre en Ukraine pourrait se permettre d’être le 6 août à Sotchi, pour parler en face-à-face avec Vladimir Poutine, avant de se rendre onze jours plus tard à Lviv, la grande ville de l’ouest ukrainien, pour dialoguer avec Volodymyr Zelensky et le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guttieres?
Equilibrisme crucial en coulisses
L’équilibrisme de la Turquie est devenu en quelques semaines un élément crucial des coulisses du conflit déclenché le 24 février par le maître du Kremlin. Avec, à son actif, la seule victoire diplomatique enregistrée depuis que les obus et les missiles ont commencé à pleuvoir: l’accord russo-ukrainien sur les exportations de blé conclu le 22 juillet dans l’enceinte du palais de Dolmabahçe d’Istanbul, sur les rives du Bosphore.
Le sultan turc, connu pour sa connivence autoritaire avec le pouvoir de Vladimir Poutine, s’est-il transformé en médiateur après avoir pris conscience des horreurs de la guerre qui sévit aux portes de son pays? Réponse négative. «Erdogan a deux variables qu’il scrute en permanence, explique, à condition de rester anonyme, un ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie. La première est la politique des Etats-Unis dans la région et au sein de l’OTAN, dont le pays est membre depuis 1952. La seconde est évidemment la sécurité de son pays, en particulier sur le plan économique. Or qui sont les principaux partenaires commerciaux des entreprises turques? A qui les Turcs peuvent espérer vendre les armes produites par leur complexe militaro-industriel? Les Européens et les pays du Golfe évidemment. Erdogan slalome avec la guerre. Au fond, l’affaiblissement conjoint de la Russie et de l’Ukraine l’arrange.»
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Vague de reconnaissance humanitaire
A Lviv, tous les observateurs présents lors de la conférence de presse du président turc ont eu la même impression: celui-ci a compris, alors qu’il refuse toujours d’appliquer les sanctions économiques européennes contre la Russie, qu’il doit surfer sur la vague de reconnaissance humanitaire engendrée par l’accord sur le blé signé entre Kiev et Moscou.
Le fait est, pourtant, que le Razzoni, le premier cargo rempli de 28'000 tonnes de blé, n’a finalement pas accosté le 15 août au Liban comme prévu, mais à Tartous, le port syrien contrôlé par les forces russes. Erdogan jouerait-il donc double jeu? Le Razzoni a-t-il, ni plus ni moins, été détourné de sa route initiale à la demande de Moscou? «Tout est possible, poursuit notre interlocuteur. Erdogan estime qu’il mène lui aussi une guerre et il ne veut pas la perdre. Cette guerre se joue en mer Noire. Elle est la nouvelle version du 'Grand jeu' qui, au XIXe siècle, opposait la Russie tsariste au Royaume-Uni pour le contrôle des couloirs maritimes du Bosphore. Erdogan ne veut surtout pas d’autres médiateurs que lui dans ce conflit.»
Grave danger et… opportunité
La Turquie, en pleine crise économique, voit dans l’affrontement entre la Russie et l’Ukraine un grave danger, et une opportunité. Le grave danger, outre l’alarme nucléaire évoquée jeudi à Lviv autour de la centrale ukrainienne de Zapoprija occupée par la Russie, vient de Washington. Il se matérialise concrètement sur la base militaire d’Alexandropouli en Thrace, au nord-est de la Grèce.
Dans cette base jusque-là mineure de l’OTAN, les livraisons d’armes et de matériel américain ont été… multipliées par 14 en trois mois, officiellement pour ravitailler les forces déployées par les Etats-Unis dans la région. Or Alexandropouli est à quelques dizaines de kilomètres de la frontière turque! De quoi redonner confiance à la Grèce, ulcérée par les manœuvres des navires pétroliers turcs en Méditerranée. Le message de Washington, est limpide: pas question de laisser la Turquie, première armée de l’OTAN en termes d’effectifs, profiter de la situation pour prendre l’ascendant sur son voisin.
L’opportunité vient de la faiblesse, ou du manque de marge de manœuvre des autres pays riverains de la mer Noire. Membres de l’Alliance atlantique dirigée par les Etats-Unis, la Bulgarie et la Roumanie obéissent à Washington et sont tenus par la solidarité au sein de l’Union européenne. La petite Moldavie et la fragile Géorgie, de part et d’autre de la mer Noire, redoutent de voir les troupes russes débarquer. La Crimée, cette région ukrainienne annexée par Moscou en 2014, est aujourd’hui visée par les tirs de missiles de Kiev qui y ont détruit, le 9 août, une importante base militaire russe. L’Ukraine vit au jour le jour, dans la peur d’une offensive de Poutine sur le grand port d’Odessa. Ce qui place la Turquie, gardienne des détroits des Dardanelles et du Bosphore, en position de force.
Veut-il vraiment la paix?
Erdogan veut-il d’ailleurs vraiment la paix? Pour lui, six mois après le début de la guerre en Ukraine, un conflit gelé ne serait pas une si mauvaise nouvelle. Un très meurtrier statu quo militaire le rendrait d’autant plus indispensable que le gazoduc transanatolien (Tanap), crucial pour acheminer en Europe le gaz de la mer Caspienne produit par l’Azerbaïdjan, passe par son territoire.
Idem pour la question des exportations de céréales: plus elles seront compliquées, plus la Turquie sera sollicitée et pourra jouer sa partition, quitte à dérouter ensuite, après inspection, les cargos de blé ou de maïs. Difficile aussi, pour les Européens, de risquer un conflit avec Erdogan sur la question des migrants, vu les priorités.
Confronté à de prochaines élections législatives en juin 2023, Recep Tayyip Erdogan est un sultan qui compte bien, sur le terrain comme dans les urnes ou du côté de l’OTAN (il s’est d’abord opposé à l’entrée de la Suède et de la Finlande en raison de leur accueil de réfugiés kurdes, accusés de terrorisme par Ankara), tirer profit des folies et des malheurs de ses voisins.