Son portrait a depuis quelques jours refait surface dans les médias du monde entier. Viktor Bout, 55 ans, est l’homme que la Russie souhaite récupérer dans le cadre d’un possible échange de prisonniers avec les Etats-Unis, désireux pour leur part de sortir la star du basketball Brittney Griner des geôles du Kremlin.
Viktor Bout: ce nom est devenu synonyme de trafic d’armes mondialisé depuis la sortie, en 2005, du film «Lord of War» avec les acteurs Nicolas Cage et Ethan Hawke. Nicolas Cage jouait le rôle de ce vendeur d’armes, ancien agent du KGB, polyglotte, instrumental dans les massacres commis, entre autres, au Liberia ou en Sierra Leone entre 1991 et 2002. Ethan Hawke campait un agent fédéral résolu à l'interpeller, ce qu’il parviendra à faire devant les caméras. Sauf que l’arrestation de Bout s’est déroulée autrement. Je le sais. Parce que j’ai failli y assister.
6 mars 2008, hôtel Pullman, Bangkok
6 mars 2008, au 37e étage de l’actuel hôtel Pullman de Bangkok, sur Silom Road. La capitale thaïlandaise est, de longue date, un rendez-vous prisé pour les mafieux de la planète, surtout pour les seigneurs du trafic d’héroïne, d’opium et d’amphétamines en provenance du Triangle d’Or, la région frontalière qui borde le Laos, la Thaïlande et la Birmanie. Un homme moustachu, vêtu d’une veste noire et d’une chemise sans cravate, est arrivé en fin d’après midi pour y prendre possession d’une chambre.
Son nom n’est évidemment pas le vrai. Viktor Bout, alors âgé de 41 ans, est venu préparer le rendez-vous nocturne qu’il croit avoir scellé, au restaurant du 37e étage, avec des émissaires des milices paramilitaires actives en Colombie. Les armes achetées et revendues, fabriquées au Vietnam, transiteront par le Cambodge voisin, où le port de Sihanoukville est bien moins contrôlé que celui de Laem Chabang, au sud de Bangkok. Il s’agit, pour l’essentiel, de kalachnikovs produites par le conglomérat militaire Vietdefense, qui dépend de l’armée populaire vietnamienne. L’histoire sera racontée en détail par le «Bangkok Post». Coïncidence: je me trouve ces jours-là à Bangkok, où j’occupe un appartement juste à côté de cet hôtel. J’aurais pu croiser Viktor Bout.
Agents américains en Thaïlande
La suite est connue. Les soi-disant émissaires colombiens sont, en réalité, ce qu’Ethan Hawke incarnait dans le film «Lord of War»: des agents américains en civil de la Drug Enforcement Agency (DEA) et du Bureau of Alcoohol, Firearms and Explosives (ATF). Ces deux agences de l’appareil de sécurité des Etats-Unis ont des attachés régionaux basés à Bangkok. Leurs bureaux occupent l’étage en dessous de celui de la CIA, dans une villa située à l’arrière du grand parc de l’ambassade américaine, qui jouxte l’avenue Rajdamri. Leur correspondant thaïlandais est le Département des enquêtes spéciales de la police thaïlandaise, dont le quartier général se trouve à proximité.
La veille, le 5 mars 2008, des micros ont été posés pendant la nuit dans le restaurant du Pullman, toujours ouvert aujourd’hui sous un nouveau nom, le Scarlett Wine Bar & Restaurant. Tous les réceptionnistes ont été changés et remplacés par des agents de la police thaïe, à la fois réputée pour sa corruption et ses liens avec la CIA, comme l’a prouvé l’ouverture de prisons secrètes de l’agence pour y traiter les terroristes associés au 11-Septembre. Gina Haspel, qui deviendra patronne de la CIA sous l’administration Trump, y supervisa, fin 2003, les séances de tortures du djihadiste indonésien Hambali, arrêté en août précédent en Thaïlande.
Police thaïlandaise alliée à la CIA
Viktor Bout a tout perdu ce 6 mars 2008. Tous les officiels de police thaïlandais interrogés m’ont confirmé qu’ils furent alors surpris par sa légèreté, à commencer par le fait de donner rendez-vous au 37e étage d’un immeuble facile à boucler. Le trafiquant d’armes était alors, il est vrai, presque devenu un homme d’affaires courtisé. La flotte d’avions-cargos de ce pilote confirmé, qui étudia le français en Ouzbékistan à l’école de langues du KGB, a même servi aux Nations Unies et à l’armée américaine lors de la guerre en Irak.
Des sources thaïlandaises m’affirmèrent qu’il avait, juste avant d’être arrêté, conclu l’achat d’un appartement à Bangkok. Vrai? Faux? Son épouse Alla n’a, en revanche, jamais cessé de se battre pour lui. De mars 2008 à son extradition vers les Etats-Unis, en novembre 2010, elle vient le visiter deux fois par semaine à la prison centrale de Bang Kwang, à Bangkok. Ses avocats multiplient les recours. Rien n’y fait. La justice thaïlandaise est aux ordres: Washington l’emporte. Condamné le 2 novembre 2011 par un tribunal de Manhattan à 25 ans de réclusion, Viktor Bout est aujourd’hui détenu au pénitencier de haute sécurité de Marion, dans l’Illinois. Où Alla continue de lui rendre visite et menace de poursuivre le gouvernement thaïlandais.
Pourquoi Poutine veut-il le récupérer?
Reste la question clé: pourquoi Vladimir Poutine veut-il récupérer ce trafiquant aujourd’hui démonétisé, dont le visage est connu de tous, et dont les secrets ont presque tous été éventés par les enquêtes? Sans doute par solidarité, comme ancien du KGB, un service qui ne lâche pas les siens, d’autant que Bout travaillait en sous-main pour le renseignement russe. Peut-être par intérêt, vue la nécessité de disposer, sur fond de guerre en Ukraine, d’hommes de confiance capables de réintégrer l’appareil de sécurité russe, ou d’être déployés sous une autre identité avec les milices Wagner en Afrique?
Autre thèse avancée par les médias thaïlandais: Viktor Bout aurait laissé derrière lui une fortune mise à l’abri dans des banques asiatiques, ou peut-être planquée dans des caches à Bangkok… Tous les fantasmes sont permis. Cet homme est bien devenu, malgré lui, un héros de cinéma. Désormais, sa légende le précède et l’accompagne.