Editorial
Etre neutre, ce n'est pas refuser de soigner des blessés ukrainiens

Membre du «Partenariat pour la paix» de l'OTAN, la Suisse n'aurait pas mis sa neutralité en danger en accueillant des combattants ukrainiens blessés. Alors que la guerre déstabilise l'Europe, le débat sur cette question mérite mieux qu'un déni d'humanité.
Publié: 21.07.2022 à 11:10 heures
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Dernière mise à jour: 21.07.2022 à 15:03 heures
A la faveur de la guerre en Ukraine, le concept de neutralité se retrouve revisité et doit être actualisé. L'invoquer pour refuser de soigner des blessés Ukrainiens sur le territoire suisse est en revanche plus que discutable
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Richard WerlyJournaliste Blick

Etre neutre, ce n’est pas refuser de soigner. Surtout si l’on considère, comme le Conseil fédéral l’a fait en décidant d’appliquer les sanctions européennes contre la Russie dès le 28 février, que Vladimir Poutine a mis en danger l’ordre multilatéral sous l’auspice des Nations unies et le droit international, en décidant d’envahir l’Ukraine.

La décision du Conseil fédéral de refuser, au nom du principe de neutralité, d’accueillir des soldats ukrainiens blessés, comme le suggérait le commandement de l’OTAN (ce qu’une douzaine de pays européens, dont l’Autriche neutre, ont accepté de faire), n’est donc guère recevable.

Accueillir des blessés ukrainiens… et russes

Que les combattants exfiltrés en Suisse demeurent ensuite hors des zones de combat, comme le prévoient les Conventions de Genève, pouvait être posé comme condition. Mais se dérober à cette sollicitation humanitaire de l’Alliance atlantique en affirmant que le soutien aux hôpitaux ukrainiens répond bien mieux à la question est pour le moins discutable. D’abord, parce que les urgences médicales, et les vies humaines qu’elles engagent, ne sont pas une affaire de comptabilité humanitaire. Ensuite, parce que rien n’empêche la Confédération d’ouvrir également les portes de ses hôpitaux à des combattants russes gravement blessés. En le faisant savoir, de façon transparente, aux deux belligérants.

Quels rapports entre la Suisse et l’OTAN?

La question posée derrière cette discorde hospitalière est donc bien celle des rapports que la Suisse souhaite entretenir avec l’OTAN qui, de facto, assure une grande partie de sa sécurité en protégeant le continent européen des menaces extérieures. Créé en 1994, le Partenariat pour la paix de l’Alliance, dont la Suisse reste membre à ce jour, a pour but «de permettre aux pays participants d’établir une relation individuelle avec l’OTAN, en fixant leurs propres priorités en matière de coopération et en définissant les progrès qu’ils souhaitent accomplir, et à quel rythme». Soit. Ironie de ce pacte, l’Ukraine en fait aussi partie. Et lorsque la Russie y participait, le bureau de la délégation russe jouxtait, à Bruxelles, celui de la mission helvétique!

La logique voudrait dès lors que Berne, maintenant que la guerre est revenue sur le sol européen, clarifie ce point. Soit ce lien «particulier» avec l’OTAN demeure justifié aux yeux du Conseil fédéral, et il n’est pas anormal qu’il se traduise en actes de solidarité humanitaires et médicaux, y compris pour des troupes d’un pays ami agressé comme l’Ukraine. Soit Berne estime qu’il est devenu toxique et intenable pour un Etat neutre comme la Suisse. Ce qui justifierait d’y renoncer en bonne et due forme, un peu plus d’un an après avoir décidé d’acquérir, pour l’armée de l’air suisse, des F-35 américains qui ne sont guère synonymes, dans le ciel, d’une autonomie stratégique réaffirmée.

Débat réactualisé sur la neutralité

A la lumière de la guerre en Ukraine, des menaces nucléaires russes et de l’étranglement énergétique hivernal évoqué par le Kremlin pour faire plier les Européens, un débat réactualisé sur la neutralité peut être justifié. La question des sanctions économiques et financières, mais aussi le refus helvétique d’autoriser la livraison, en avril, d’une cargaison d’obus destinés à des chars allemands Guépard destinés aux Ukrainiens, posent de réelles questions. Mieux: l’occasion existe, avec l’initiative sur la neutralité que Christoph Blocher et les siens envisagent de soumettre au peuple, d’aborder ce sujet crucial après la décision de la Finlande et de la Suède de rejoindre l’OTAN. «Que Blocher le fasse. Qu’il rouvre le débat sur notre neutralité. Tant mieux. Si cela permet au peuple suisse de débattre de ce concept en profondeur, profitons-en», affirmait ces jours-ci à Blick l’ancien conseiller fédéral Adolf Ogi, attendu ce samedi 23 juillet aux rencontres Swiss Made Culture de Crans-Montana. Evoquer la neutralité pour refuser l’accès aux salles d’opération des hôpitaux manque en revanche cruellement de sens politique et d’humanité.

Embargo européen sur l’or russe

La mise en œuvre des sanctions de l’UE contre la Russie, délibérément conçues pour affaiblir ce pays et de nouveau haussées d’un cran mardi 19 juillet avec l’embargo sur l’or russe, est une décision bien plus belliqueuse qu’un acte chirurgical pour sauver des vies. La distinction entre soldats blessés – officiellement bannis des hôpitaux suisses – et les civils susceptibles, eux, de recevoir des soins est un labyrinthe juridico-moral assuré d’être sans issue.

S’abstenir de participer à la guerre, assurer sa propre défense, garantir l’égalité de traitement des belligérants pour l’exportation de matériel de guerre, s’abstenir de fournir des mercenaires aux belligérants, s’abstenir de mettre son territoire à disposition des belligérants: ces principes fondamentaux de la neutralité ne justifient en rien un déni d’humanité.

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