Si vous avez vu la très populaire série Netflix «Sex Education», vous connaissez Dua Saleh, peut-être sans le savoir. L’artiste incarne Cal Bowman à partir de la saison 3: élève trans non binaire — qui ne s’identifie ni en tant que fille ni en tant que garçon — très remuant·e.
Assigné·e femme — en clair, né·e dans un corps avec des organes génitaux féminins —, iel refuse de porter la version «jupe» de l’uniforme de Moordale, l’école secondaire britannique où se déroule le récit. Une figure bien badass et attachante aux yeux de beaucoup.
Vous avez remarqué ce petit point médian et ce «iel»? Comme son personnage, Dua Saleh est trans et non binaire. Blick utilise ces petits artifices à sa demande et pour respecter son identité de genre neutre.
Une vie «ennuyante» pendant le tournage
L’Américain·e ne joue pas seulement devant les caméras: iel s’est d’abord fait connaître grâce à son rap (vous pourrez d'ailleurs voir son concert gratuit au Festival de la Cité à Lausanne le 8 juillet). Et, petit à petit, grâce à son activisme — nourri par ses études universitaires dans le Minnesota — en faveur des communautés noire et LGBTQIA+ (pour lesbienne, gay, bi, trans, queer, intersexe et agenre) au pays de Trump.
Au téléphone, quand Dua Saleh, 27 ans dans la vraie vie, lève un coin de voile sur le tournage de «Sex Education», sa voix légèrement éraillée sourit. Quand ce·tte Soudanais·e d’origine aborde l’ouragan conservateur qui souffle sur ses terres d’accueil, son ton s’assombrit. Musulman·e mais pas religieux·se, trans non binaire et noir·e, iel dit avoir peur de se faire tuer.
À quoi ressemblait votre vie durant le tournage de «Sex Education»?
Hors plateau, j’avais une vie assez ennuyante. Quand j’avais du temps, je le prenais pour moi, pour dormir, écrire de la musique ou lire. Le tournage, c’était hardcore. Des fois, on se levait à 5h du mat' pour rentrer à 11h du soir.
Ça devait être pénible…
Non, j’ai vraiment eu du plaisir! Sur le plateau, tout le monde était vraiment marrant, gentil et ouvert. Je ne m’y attendais pas. Je trouve que mes collègues originaires d’Europe étaient drôles.
Pourquoi?
En Europe, l’humour est plus sombre, un peu plus intellectuel. Ceci dit, dans l’ensemble, tout le monde formait une grande famille et me faisait me sentir moins bizarre.
Vous êtes bizarre?
Je suis super stressé·e quand je rencontre des gens pour la première fois. Je n’ai pas envie de déranger. Vous voyez ce que je veux dire? Mais après un moment, je me détends.
Vous êtes plus Suisse qu’Américain·e! Par ici, si je caricature, les gens ont besoin de temps avant d’accorder leur confiance à l’autre, de se livrer.
(Rires) Incroyable! C’est exactement ça. Et en plus, la Suisse, ça a l’air si beau. Je me réjouis de venir!
Dans le titre «Sex Education», il y a «éducation». Qu’avez-vous appris à propos de sexualité?
Beaucoup de choses! Je n’avais jamais regardé le show avant d’être recruté·e, j’ai donc maté les deux premières saisons d’une traite. Je n’avais par exemple jamais entendu parler de vaginisme (ndlr: la peur panique de la pénétration ressentie par certaines femmes, dont le vagin se contracte pour l’empêcher), dont souffre Lily Iglehart dans la série.
Quoi d’autre?
Il y a des choses que je n’avais jamais vues à la télévision auparavant. Comme un personnage non binaire d’importance. Les scénaristes ont su créer des personnages queers qui ne sont pas uniquement en souffrance.
Une scène vous a-t-elle particulièrement marqué·e?
Oui: celle où Robin (ndlr: Holdaway) — qui joue Layla, un autre personnage non binaire — et moi parlons de binders, ces bandages servant à dissimuler une poitrine.
Pourquoi c’était important?
Se voir ou voir d’autres personnes comme soi représentées de manière positive à l’écran, ça vous libère. Voir Ncuti (ndlr: Gatwa, Eric dans la série) jouer un garçon africain gay, qui se travestit et se maquille, et qui est accepté par sa famille, c’était magnifique.
Pourquoi?
Je suis africain·e, comme lui. Les gens de notre communauté ne sont pas forcément très ouverts lorsqu’on parle d’homosexualité ou d’identité de genre.
Comment s’est passé votre coming out à vous?
Vous savez, je viens du Soudan. Dans ma culture, une de nos grandes fiertés, c’est notre intimité. On ne parle pas trop d’affaires privées en public. Je préfère éviter de raconter ma vie de famille dans les médias, par respect.
Parlons plutôt de vous alors. À quel point vous sentez-vous proche de Cal Bowman, votre personnage?
Il y a des similitudes entre Cal et moi. J’ai aussi dû faire face à l’école et à l’université à des figures d’autorité qui me genraient de la mauvaise manière, qui cherchaient à me faire utiliser le vestiaire des filles… Pour jouer certaines scènes, je me suis servi·e de ma propre colère. Comme Cal, je me suis battu·e et je ne me suis pas laissé·e faire.
Vous êtes un·e militant·e. Vous avez organisé des manifestations contre la violence policière dans le Minnesota, quand vous étiez au gymnase, puis à l’uni. Vous êtes-vous déjà senti·e menacé·e?
J’ai été détenu·e pour avoir manifesté. Des fois, j’avais l’impression de me balader avec une cible dans mon dos. Et, aux États-Unis, les personnes trans comme moi ont peur parce que des lois anti-LGBTQIA sont passées à travers tout le pays.
Vous avez des exemples?
Par exemple, une loi oblige des enfants à se faire examiner les organes génitaux avant de prendre part à une compétition sportive. Donc le gouvernement agresse des enfants. Il y a aussi des lois qui interdisent aux mineurs de prendre des hormones ou de commencer une transition de genre. Leurs parents peuvent être condamnés s’ils les soutiennent dans ces démarches.
Ce débat autour des mineurs transgenres a aussi lieu en Suisse et en France. Vous vous sentez comment par rapport à ces discours?
Ce sont des discours extrêmement violents! Ceux-ci sapent notre liberté. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les jeunes comprennent très bien et très vite qui iels sont.
Quand avez-vous su que vous étiez trans et non binaire?
Je parlais de moi comme d’un garçon quand j’avais 8 ans. Donc j’ai compris ma transidentité très jeune. Bien avant que je sache qu’être trans était une possibilité! J’ai grandi sans savoir que ça existait. Ces lois n’ont aucun sens: elles ne peuvent pas empêcher les jeunes d’êtres qui iels sont.
Quel est le problème, à votre avis?
C’est une façon de s’octroyer du pouvoir. Les gens ont peur qu’il y ait trop de monde en dehors du système binaire homme-femme, qui est l’un des socles du capitalisme.
Q’entendez-vous par là?
J’ai beaucoup lu ces derniers temps sur ce qu’on appelle les reproductive rights, les droits à la contraception, à l’avortement, etc. Ces droits sont attaqués et en danger. Aujourd’hui, si une femme ne sert pas de vaisseau au capitalisme en donnant naissance à un enfant pour créer une famille nucléaire, c’est là que le capitalisme commence à stresser. D’où les attaques contre les personnes trans…
Pourquoi est-ce que la transidentité met le capitalisme en danger?
La famille nucléaire est à la base du système consumériste. Quand on fonde une famille de ce type, il faut acheter une maison à crédit, une plus grande voiture, etc.
Quelle est votre lecture de la situation aux États-Unis aujourd’hui?
Je constate qu’il y a eu un basculement: l’idéologie conservatrice gagne en importance parce que les personnes à la marge sont de plus en plus nombreuses et gagnent en visibilité. Le mouvement anti-woke (ndlr: anti-progressiste) me fait peur.
Pourquoi avoir si peur du mouvement anti-woke?
Parce qu’il s’attaque à toutes les personnes qui sont hors de ce qui est considéré comme la norme.
Parlons franchement. Vous avez peur de perdre la vie que vous pouvez mener aujourd’hui ou de perdre la vie tout court?
Les deux. À côté de ces nouvelles lois anti-LGBTQIA + et anti-avortement, les crimes de haine ont augmenté ces derniers temps. Je connais des gens qui se font suivre dans la rue, d’autres qui se font agresser physiquement. Mais ce sont des cycles. Un jour, ça ira à nouveau mieux pour nous…
D’ailleurs, la scène rap est souvent présentée comme misogyne ou homophobe. Vous la voyez aussi comme ça?
En réalité, le rap est en train de s’ouvrir aux personnes queers. Ceci dit, je ne pense pas que ces problèmes, réels, sont spécifiques à ce style de musique. C’est le cas dans toute la scène musicale.
Ah bon?
Cette industrie est beaucoup plus conservatrice que vous ne le pensez. Il y a de l’homophobie dans la country, dans l’indie rock, partout. Mais les choses changent, notamment grâce à des gens comme Lil Nas X, Frank Ocean ou Janelle Monáe.
Revenons à Lausanne et à son Festival de la Cité. Qu’allez-vous proposer au public?
Je vais venir avec les sons de mon dernier EP, «Crossover». Donc ça va danser! Il y aura de la house, de l’afrorave, de l’hyperpop, du reggaeton ou encore du dancehall. Mais je vais aussi amener des anciennes chansons de rap et de r’n’b. Je veux juste que les gens dansent!