L’Afrique francophone doit-elle être rebaptisée «Africanistan»? Le Sahel, où la France est présente militairement depuis son intervention au Mali en janvier 2013, voici tout juste dix ans, est-il le «Sahelistan»? Utiliser ces termes revient à comparer les pays francophones où l’armée française maintient des troupes et des bases permanentes, à l’Afghanistan que les États-Unis ont fini par évacuer piteusement en août 2021, avant que les Talibans ne reprennent le contrôle de ce pays. Deux livres s’attardent sur cette comparaison. Le premier vient de paraître et s’intitule «Le mirage sahélien» (Ed. la Découverte). Le second remonte à 2015, mais je l’ai lu ces jours-ci lors d’un séjour à Nouakchott, capitale de la Mauritanie, pour assister à la troisième édition de la Conférence Africaine pour la paix. Il s’agit d'«Africanistan» de Serge Michailof, un vétéran de la Banque mondiale qui, avant les événements récents, démontait la mécanique infernale d’une «Françafrique» aujourd’hui condamnée à disparaître.
Au Burkina Faso, la colère contre la France
Commençons par l’actualité. Elle concerne les pays du Sahel et notamment le Burkina Faso, où des manifestations ont de nouveau éclaté ces jours-ci pour réclamer le départ de la force française Sabre dont la base principale est à Ouagadougou. Rémi Carayol est un journaliste qui connaît bien ce terrain sahélien. Sa thèse? Paris s’est trompé de guerre. Mauvais objectifs. Mauvaise méthode. Mauvais choix militaires et politiques. Depuis le déclenchement de l’opération Serval au Mali le 11 janvier 2013 pour éviter que Bamako tombe aux mains des djihadistes, la France fonctionne, d’après l’auteur, «comme s’il allait de soi qu’en ce début de XXIe siècle», un conflit puisse être remporté «avec des corps expéditionnaires, des bases militaires et des drones armés dans des pays qu’elle avait annexés par la violence, un siècle et demi plus tôt, dans le cadre de la conquête coloniale… ».
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La thèse est celle du passé qui obscurcit le présent. Les soldats Français envoyés sur place, dans ces régions désertiques gangrenées de tout temps par les trafics, ne combattent pas à armes égales, malgré leur supériorité tactique et matérielle: «L’ennemi désigné est en grande partie fantasmé, écrit Rémi Carayol. Il est devenu le miroir des angoisses et des désirs enfouis d’une partie des élites dirigeantes françaises». On a l’impression de lire ce que les journalistes américains affirmaient, voici un demi-siècle, à propos du Vietnam…
Premier constat donc: l’option militaire choisie pour éradiquer le terrorisme islamiste dans le désert du Sahara a placé la France dans une position impossible face aux gouvernements locaux et aux opinions publiques africaines. «On a l’impression de ne pas être à notre place là-bas, constate un officier rencontré par l’auteur. C’est comme si on écopait une barque qui coule avec une petite cuillère. Ça ne sert à rien.» Les raisons? Une zone géographique sahélienne bien trop vaste pour être quadrillée. Des populations civiles frustrées, voire furieuses de l’incapacité des troupes françaises à changer leur vie quotidienne. Une concurrence stratégique aujourd’hui exacerbée avec la Russie et sa milice Wagner, déployée d’abord en République centrafricaine, puis au Mali et peut-être demain au Burkina. «C’est une évidence, la France n’est plus la bienvenue. Mais malgré cette lente dérive, les dirigeants français n’envisagent pas une seule seconde de quitter une région qu’ils considèrent à la fois comme leur «pré carré» et la «frontière sud» de l’Europe», poursuit-il. On voit poindre l’engrenage afghan. D’un côté, des insurgés toujours organisés et capables de financer leurs actions terroristes. De l’autre, une armée occidentale entêtée, qui recherche encore une victoire impossible.
En 2015, déjà l’impasse…
Le second constat, bien plus élaboré, était déjà dressé dans «Africanistan» par Serge Michailof. Et il fait mal à l’Afrique et à ses dirigeants, toujours prompts à dénoncer les Occidentaux et leur aide, alors que ceux-ci tiennent souvent leur pouvoir à bout de bras. Nous sommes en 2015! A l’époque, le Sahel semble être encore un succès militaire français. Paris obtient le soutien de ses alliés européens qui commencent à y envoyer des troupes pour combattre les islamistes armés. Or qu’écrit cet ancien haut fonctionnaire des institutions internationales? «Il ne faut pas s’illusionner. Quels que soient les montants d’aide mobilisés, ceux-ci ne sauraient se substituer à la volonté politique, au courage des élites et des responsables politiques locaux. Ces derniers doivent accepter l’indispensable modernisation de leurs institutions trop souvent pénétrées par le clientélisme et le népotisme.» «Africanistan» plonge aux racines du ras-le-bol de la France. Le livre évite la surface facile des manifestations, des drapeaux qu’on brûle sur la place publique, etc... Il interroge les Africains eux-mêmes. Ceux qui veulent le départ de l’armée française ne sont-ils pas, en réalité, «en train de pactiser avec leurs ennemis djihadistes en espérant acheter la paix»?
Expliquer la colère antifrançaise
Une chronique est bien insuffisante pour diagnostiquer un mal aussi profond que celui dont souffrent les pays Africains où la France est militairement présente. Mais on peut retenir de ces deux ouvrages trois points d’explications en complément.
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Point 1: La modernité des sociétés africaines, cachée derrière le tragique délabrement économique des pays du Sahel, n’a pas été perçue par la France. «Quand les Français arrivent avec leurs vieilles lunettes coloniales, leurs cartes tout juste actualisées et leur obsession périmée des équilibres ethniques, la situation est bien plus complexe qu’il n’y paraît», juge Rémi Carayol. Les réseaux sociaux ont été oubliés. La circulation de l’information n’a pas été prise en compte. L’interaction entre les élites locales et la diaspora aussi. Bref, les sociétés de ces pays, aussi mal en point soient-elles, ne fonctionnent plus à l’ancienne. Les ordres n’y tombent plus d’en haut. Le garde à vous des armées locales n’est plus systématique.
Point 2: La France est coupable du désordre djihadiste. C’est le point clé. Si Paris n’avait pas renversé le colonel Kadhafi en Libye durant l’été 2011 et ouvert les portes de son gigantesque arsenal aux groupes islamistes armés, le Sahara ne serait pas infecté à ce point. Les populations le savent. Les rumeurs sur le fait que l’argent libyen aurait financé les campagnes électorales de l’ancien président Nicolas Sarkozy circulent. Beaucoup d’Africains ne le pardonnent pas.
Point 3: L’Irak et l’Afghanistan ont démontré que les sociétés militaires privées sont aujourd’hui des acteurs incontournables. A l’époque, dans ces deux pays, celles-ci œuvraient pour les États-Unis et leurs alliés, dont la France. Ce grand retour du mercenariat n’a pas échappé aux dirigeants Africains qui ont retourné la table. Puisque la milice russe Wagner peut les protéger, et puisqu’elle peut lutter contre leurs ennemis avec beaucoup moins de contraintes que l’armée française, voici la solution à court terme! Le Sahel vit, en fait, au rythme de la loi du plus fort. Les plus forts, dans les capitales, sont les élites politico-militaires locales protégées par les mercenaires russes. Les plus forts, dans le désert, sont les djihadistes. La France? Puisqu’elle n’apporte rien, autant s’en passer.
Le «Sahelistan» existe!
L’«Africanistan» existe. Le «Sahelistan» aussi. Ils ne sont pas des copiés-collés de l’Afghanistan. Mais ils procèdent de la même logique: une incapacité de la France à comprendre que les logiciels africains ont changé. Parfois pour le meilleur, souvent pour le pire dans ces pays désertiques accablés par la pression démographique et les effets désastreux du changement climatique. Mais ça, c’est une autre histoire…
A lire:
. «Le mirage Sahélien» par Rémi Carayol (Ed. la Découverte)
. «Africanistan» par Serge Michailof (Ed. Fayard)