«Un monde clos et dysfonctionnel où règne la terreur et où tout ce qui est ukrainien est méthodiquement détruit et remplacé par le 'monde russe'», décrit une enquête du «Monde», publiée mardi 18 mars, sur la base des témoignages des maires en exil et de familles ukrainiennes ayant fui. Trois ans après l'invasion, les territoires sous contrôle du Kremlin — représentant 20% du pays — sont devenus des «zones aveugles», rapporte le quotidien français.
Malgré l’isolement, des millions d'Ukrainiens vivent toujours sous occupation dans certaines zones de Zaporijia, Kherson, Donetsk, Louhansk et en Crimée, annexée depuis 2014. En quelques années, ces territoires ont été profondément transformés. Les communications sont rares, les témoignages difficiles à obtenir. Pourtant, les maires en exil et plusieurs organisations tentent de maintenir un lien fragile avec ces régions où la Russie impose son emprise.
Reconstruire sur des cadavres
«Tout a changé. Aujourd’hui, ce sont des endroits morts, où il n’y a pas de travail – à part dans le bâtiment –, pas d’infrastructures, pas de services sociaux, pas de médicaments, et où les gens vivent constamment sous la pression russe», témoigne Piotr Andriouchtchenko, ancien adjoint au maire de Marioupol et directeur du Centre d’études sur l’occupation.
Selon Vadym Boïtchenko, maire en exil de Marioupol, la démographie locale a été altérée: «La Russie amène des citoyens russes pour remplacer la population.» Un constat partagé par Nika et Vasyl, qui ont fui à Kiev en novembre 2024: «On n’a rien en commun avec ces gens, Poutine leur a lavé le cerveau.» Ils ont vu leur ville se métamorphoser: «Quand les bombardements ont cessé, tout était détruit. Il n’y avait plus d’eau, plus d’électricité, plus de nourriture, plus de gaz, plus de civilisation. Quand je sortais dans la rue, il y avait des corps partout. Tout était noir et poussiéreux.»
D’après le maire, au moins 22'000 civils ont péri durant le siège de Marioupol. Après la prise de la ville, Moscou aurait envoyé des excavatrices et forcé des prisonniers de guerre ukrainiens à déblayer les gravats, mêlés aux corps des victimes, traités comme de simples déchets. Mais selon un Ukrainien déplacé à Kiev, seul 3000 habitations sur les 67'000 détruites ont été reconstruites.
Des civils traqués, torturés et assassinés
Pour survivre dans ces territoires, les Ukrainiens n’ont qu’un choix: obtenir un passeport russe. Ce sésame est indispensable pour accéder aux soins, à l’eau, à l’aide alimentaire ou à un logement. Dans les rues, la vérification de l'identité des civils est devenue la norme. Les patrouilles russes traquent sans relâche les partisans ukrainiens.
Les autorités ukrainiennes dénoncent des milliers d’enlèvements et d’exécutions. D’autres victimes croupissent en prison, torturées par les forces russes. Ivan Samoydiuk, maire adjoint d'Enerhodar, est l’un des rares à avoir été libéré. Il décrit dans «Le Monde» l’un des sévices les plus fréquents: frapper les jambes des détenus jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus marcher.
Enrôlés de force
Dans les territoires conquis en 2022, la répression est plus brutale. «Les Russes lancent des grenades dans les maisons pour terroriser les gens», rapporte Olena Gubanova, directrice de l’ONG Helping to Leave.
La russification s’accélère et les appels à la mobilisation dans l’armée russe se multiplient. Les Ukrainiens en âge de combattre redoutent d’être enrôlés de force et envoyés sur le front, face à leurs propres compatriotes. Certains, capturés par l’armée de Kiev, sont aujourd’hui incarcérés, accusés de collaboration. Pris en étau entre Moscou et leur propre pays, ils sont les victimes silencieuses d’une guerre qui ne leur laisse aucune échappatoire.