Vu de Suisse où les salaires des fonctionnaires sont nettement plus élevés, l’équation de l’éducation nationale française en crise peut se résumer en une question à la veille des élections législatives: comment parvenir à motiver les 900’000 enseignants de France sans donner à leurs rémunérations un formidable coup d’accélérateur?
Parler d’argent dans l’enceinte des écoles peut paraître déplacé. Mais quelques heures passées en salle des professeurs suffisent à imposer cette incontournable réalité, assurée d’empoisonner le second mandat d’Emmanuel Macron.
Le parent pauvre de la République
Sans une politique assumée d’augmentation massive de ses revenus, le corps enseignant est condamné à devenir le parent pauvre de la République dont il est supposé être le socle. Une somme de 3000 mensuels en fin de carrière pour un professeur de lycée dans l’enseignement public. Moins de 1500 euros pour démarrer dans ce métier crucial pour l’avenir des enfants et de la société française. Pas besoin d’aller plus loin.
Mieux payer ceux qui encadrent et éduquent la jeunesse est une priorité sur laquelle tous les partis politiques hexagonaux devraient d’urgence tomber d’accord. Ce «quoi qu’il en coûte» là est bien plus justifié que des tonnes d’autres coups de pouce financiers accordés par l’État durant la pandémie, dont le total avoisinerait les 200 milliards d’euros, selon les chiffres donnés par Maxime Combes et Olivier Petitjean dans leur enquête choc «Un pognon de dingue, mais pour qui?».
«Travailler plus pour gagner plus»
Nicolas Sarkozy avait, avec le succès présidentiel que l’on sait, inventé en 2007 la formule «Travailler plus pour gagner plus». Bingo. Cette manière de parler sans fard d’argent, de profit, d’heures supplémentaires et de motivation par le salaire avait fait mouche. Emmanuel Macron, lui, a sans cesse flirté avec l’idée durant sa campagne éclair pour sa réélection. Osons donc lui suggérer d’en assumer au moins la seconde partie de la proposition pour le corps professoral à la veille des élections législatives des 12 et 19 juin (les Français de l’étranger, y compris en Suisse, ont voté le 5 juin pour le premier tour). Et ce même s’il redoute probablement le vote des profs, traditionnellement campé à gauche et soumis ces jours-ci à l’offensive tous azimuts de Jean-Luc Mélenchon.
A court de vocations
La réalité est en effet têtue. L’école Française, supposée incarner la devise Liberté-Egalité-Fraternité, est à court de vocations. Certaines disciplines, comme les mathématiques, se trouvent confrontées à un mur du refus. Les «matheux», en plus d’être de moins en moins nombreux, préfèrent opter pour le secteur privé, et en particulier pour le filon d’emplois du numérique. Pas d’élèves à gérer. Pas d’inspecteur d’Académie à supporter. Pas d’horaires contraignants à respecter. Pas de parents à écouter. Le mirage du télétravail est en plus passé par là. Les salles de classe sont devenues des repoussoirs.
Casser ce cycle déprimant
Comment casser ce cycle déprimant, rendu plus infernal encore par les écueils contemporains que sont le multiculturalisme (qui oblige à repenser la laïcité) et le nomadisme professionnel croissant des familles? Un début de réponse est de s’attaquer au portefeuille. Car 1000 euros de plus par mois par enseignant seraient déjà un premier pas susceptible de changer la donne.
Faites le calcul? Un milliard d’euros par mois de dépense publique en plus, si l’on arrondit le nombre d’enseignants à un million. Entre douze et quinze milliards par an à rajouter au budget annuel de l’éducation nationale d’environ 60 milliards d’euros. De douze à quinze milliards en échange d’un donnant-donnant avec les syndicats: une refonte négociée du statut de la fonction publique de l’enseignement pour les dix années à venir.
Au pays de Jules Ferry
Les détracteurs de cette proposition répondront que la République ne peut pas sans cesse signer des chèques. Vrai. Ils ajouteront que d’autres problèmes structurels (moyens alloués aux enseignants, infrastructures scolaires, inégalités d’accès à l’école selon les quartiers, crise de l’enseignement supérieur, etc.) gangrènent l’éducation nationale en France.
Soit. Et alors? Le pays de Jules Ferry, ce ministre qui instaura l’enseignement obligatoire gratuit avec les lois de 1881-1882, ne devrait-il pas faire bloc autour d’une pareille cause? Pourquoi ne pas mettre de suite une telle proposition à l’agenda du futur «Conseil national de la refondation» dont Emmanuel Macron a annoncé la création prochaine, ce samedi 4 juin, dans son entretien à la presse quotidienne régionale?
Le nouveau ministre français de l’éducation Pap Ndiaye, assailli de critiques par la droite pour son penchant supposé pour les thèses communautaristes et «wokistes», placerait ainsi le débat sur le bon terrain: celui de la revalorisation du travail et de la mission des enseignants pour lesquels, même s’ils refusent à l’admettre publiquement dans un contexte d’érosion généralisée du pouvoir d’achat des classes moyennes, gagner plus est une obsession logique. Et légitime.