Ne le répétez pas aux vingt-six autres chefs d’État ou de gouvernement européens qui se retrouvent ce lundi et mardi à Bruxelles pour un nouveau sommet extraordinaire consacré à l’Ukraine: Emmanuel Macron, 44 ans, est en train de marcher sur les traces du maître diplomate le plus admiré et critiqué du siècle dernier, l’Américain Henry Kissinger.
«Faire des concessions territoriales»
Agé de 99 ans, l’ancien conseiller pour la sécurité nationale de Richard Nixon vient de secouer le Forum économique mondial de Davos en appelant l’Ukraine à «faire des concessions territoriales» pour sceller un accord de paix durable avec la Russie.
Scandale. Tir de barrage sur le presque centenaire qui eut toujours pour modèle Klemens Von Metternich le Chancelier Autrichien de l’époque Napoléonienne, négociateur du congrès de Vienne de 1815 qui accoucha des frontières actuelles de la Suisse. Haro sur celui qui, dans les années 70, défendit les tapis de bombes largués par les B52 américains au-dessus du Vietnam et du Cambodge. Kissinger, ou le cynisme incarné dont la devise, in fine, a toujours été la même: aborder une négociation en proclamant des idéaux, puis s’incliner devant les faits lorsqu’il n’est plus possible de les changer par la diplomatie ou par la force.
Echapper à l’étau militaire américain
Kissinger-Macron: l’association n’est sans doute pas du goût du chef de l’État français, dont le pays assume jusqu’à la fin juin la présidence tournante semestrielle de l’Union européenne. Macron est un Européen convaincu. Il plaide sans relâche pour une autonomie stratégique européenne, qui permette au continent d’échapper à l’étau militaire américain. Macron aime les concepts et il n’apprécie guère les diplomates professionnels, au point d’avoir récemment supprimé, en France, «le corps diplomatique» qui garantissait à ces derniers la quasi-totalité des postes au sein du ministère des Affaires Etrangères.
Bientôt le point de non-retour?
Et pourtant: Macron est bel et bien depuis quelques jours en train de faire son Kissinger. Il continue de parler au téléphone avec Poutine. Il s’assure que le chancelier Allemand Olaf Scholz, à ses côtés au bout du fil, est sur la même longueur d’onde. Il tient bon face aux critiques de son homologue ukrainien Volodymyr Zelenski. Parce que Macron, comme Kissinger, estime que le point de non-retour pour la guerre en Ukraine est en train d’approcher.
Emmanuel Macron a-t-il lu les ouvrages de cet universitaire allemand émigré avant la guerre et devenu secrétaire d’État des États-Unis? Probable. Tout, en tout cas, concorde dans l’approche des deux hommes. Macron sait que la Russie, aussi enfermée dans la spirale dictatoriale violente de Vladimir Poutine, est incontournable, tout comme Kissinger, dans les années 70, savait que Washington devait négocier avec le leader communiste chinois Mao Tse Toung. Et Macron, comme Kissinger autrefois avec le Vietnam de Ho Chi Minh, a compris que le rapport de force avec Moscou peut être retardé, mais pas inversé.
Amener l’Ukraine à envisager une solution
Au Vietnam, cette affreuse guerre menée par les États-Unis en Extrême-Orient au nom de la «théorie des dominos» – pour protéger les pays non communistes de la région – Kissinger avait compris à l’arrivée au pouvoir de Richard Nixon en 1969, que cette guerre des rizières ne serait jamais gagnée. Il s’est donc employé, sans pitié pour les populations civiles cambodgiennes et vietnamiennes, à préparer son pays à la perdre en infligeant le maximum de pertes à son ennemi. Transposons ce schéma à l’Ukraine et la logique Française transparaît: il faut aujourd’hui tout faire pour augmenter le coût humain, financier et militaire de cette guerre pour Moscou. Mais il faut aussi, avec lucidité, amener l’Ukraine à envisager une autre solution que la poursuite d’un combat inégal.
Kissinger fut hué aux États-Unis. Son nom reste synonyme de crimes commis pour le seul bénéfice de la puissance Américaine. Emmanuel Macron n’est, heureusement, pas dans cette position. Le soutien militaire de la France à l’Ukraine, illustré par la livraison des canons «César» à la redoutable puissance de feu, est à l’unisson du reste des pays membres de l’UE. Mais regardons les faits: équiper sans envoyer de combattants… C’est exactement ce que les Etats Unis de Kissinger firent au Sud Vietnam après les Accords de paix de Paris signés en 1973.
La surenchère militaire, moyen efficace de négocier
Henry Kissinger mit fin à la guerre. Il permit ainsi à son pays de ne pas se retrouver confronté simultanément à l’ex-URSS et à la Chine. A Davos ces derniers jours, le très vieil homme n’a fait que répéter sa doctrine: la surenchère militaire peut être un moyen efficace de mieux négocier. Elle ne permet pas, lorsque le déséquilibre des forces est colossal (comme c’est le cas en Ukraine, face à la Russie), de renverser la donne.
Emmanuel Macron n’est pas encore allé à Kiev. Il se murmure qu’il pourrait s’y rendre pour prononcer le dernier discours de la présidence tournante française de l’Union européenne, à la fin juin. Ce serait un geste habile et plein de sens. Il doit prendre ce risque. Avec, en tête, cette phrase de Kissinger assurée de résonner lors du sommet européen qui s’est ouvert ce lundi à Bruxelles: «Si vous contrôlez le pétrole, vous contrôlez le pays, mais si vous contrôlez les semences, vous contrôlez l’alimentation. Et celui qui contrôle l’alimentation tient la population en son pouvoir». Vladimir Poutine, qui contrôle en partie les deux, ne le démentira pas.