Des caméras embarquées qui surveillent des livreurs et évaluent leur performance selon leur degré d’inattention, cela ressemble déjà à un épisode de «Black Mirror», la série d’anticipation qui met en exergue les dérives de la technologie.
Que leur performance soit péjorée par des gestes aussi anodins que «regarder dans le rétroviseur, ajuster les réglages ou se faire couper la route», et que cela ait des conséquences sur leur salaire, c’est proprement dystopique.
C’est pourtant la réalité que dénoncent des livreurs d’Amazon dans un article de «Motherboard», la rubrique technologie du site d’information «Vice». D’après «Business Insider», qui reprend l’article, des livreurs décrivent des infractions iniques et une impossibilité de faire recours contre les travers relevés par les caméras dopées à l’intelligence artificielle.
Des primes rabotées pour mauvaise conduite
«C’est contrariant, alors que je n’ai rien fait», déplore un chauffeur de livraison de Los Angeles à Motherboard. «Chaque fois que je dois faire un virage à droite, cela se produit inévitablement: une voiture me coupe la route pour se mettre sur ma voie, et la caméra, avec cette voix robotique franchement dystopique, me crie dessus.»
Les caméras sont censées relever des «événements» de conduite dangereuse et ceux-ci sont pris en compte dans l’évaluation du chauffeur. Ces évaluations, lorsque négatives, peuvent baisser les bonus, les primes ou même les salaires des employés. Les notes des livreurs affectent également les revenus des partenaires de livraison avec lesquels Amazon travaillent.
«Un moyen pour ne pas payer les sous-traitants»
En effet, les chauffeurs d’Amazon obtiennent sur la base de leur «bonne conduite» des notes: «médiocre», «passable», «bonne» ou «fantastique». Les sous-traitants du géant du commerce en ligne peuvent obtenir des primes à consacrer aux réparations, aux dommages et autres, mais uniquement si les notes hebdomadaires combinées de leurs chauffeurs se situent dans la catégorie «fantastique».
«Amazon utilise ces caméras sous prétexte de s’assurer que la conduite est sûre, mais ils les utilisent en fait pour ne pas payer les entreprises de livraison», assène un sous-traitant de Washington.
Ce dernier affirme qu’il n’a pas été formé à l’utilisation de ses caméras, démentant une déclaration d’Amazon selon laquelle les entreprises de sous-traitance auraient toutes reçu une formation et qu’elles auraient été informées des conséquences néfastes que les «événements» pouvaient avoir sur les scores de leurs employés et de leur entreprise.
Des autocollants pour cacher les caméras
Certains chauffeurs d’Amazon ont réagi en masquant les lentilles des caméras, afin d’éviter de se faire attraper pour ce qu’ils considèrent être des infractions iniques. «Nos managers balaient nos objections sous la table, ils ne s’inquiètent que de la livraison des paquets», déclare un chauffeur du Kentucky. «Alors on couvre les caméras. Nos chefs ne nous disent pas explicitement de le faire, mais ils ferment les yeux.»
D’autres portent des lunettes de soleil pour que les caméras n’interprètent pas le mouvement de leurs yeux comme de la distraction au volant. «Les caméras qu’Amazon a installées dans nos camionnettes sont un cauchemar», déclare un ancien chauffeur d’Amazon en Alabama. «Personnellement, je ne me suis pas senti plus en sécurité avec une caméra qui surveille mes moindres mouvements.»
Plusieurs chauffeurs ont également déclaré à Motherboard qu’il est difficile de faire appel des «événements» signalés à tort auprès d’Amazon, et que leurs tentatives de le faire sont souvent rejetées. Amazon assure pourtant que les plaintes des chauffeurs sont examinées manuellement et que les «événements» erronés n’ont aucun impact sur les livreurs ou les sous-traitants.
Une grande opération de «sécurité»
L’entreprise de Jeff Bezos annonçait en février l’installation des caméras dans les camionnettes de livraison censées améliorer la sécurité des employés. Cette initiative suscitait alors déjà des inquiétudes quant au respect de la vie privée et aux dérives de la surveillance à outrance. Le mois suivant, un chauffeur d’Amazon démissionnait, déclarant à la Fondation Thomson Reuters:
«C’est à la fois une violation de la vie privée et un abus de confiance.» Le système, appelé Driveri, comprend une caméra frontale, deux caméras latérales et une autre qui fait face au conducteur. «Cette technologie fournit aux conducteurs des alertes en temps réel pour les aider à rester en sécurité lorsqu’ils sont sur la route», déclare Amazon à Business Insider.
Selon l’entreprise, les changements ont été radicaux depuis que la moitié de sa flotte américaine est équipée de caméras: les accidents ont diminué de 48%, les violations des signaux «stop» ont diminué de 77%, la conduite sans ceinture de sécurité a diminué de 60% et la distraction au volant a diminué de 75%.
Contactée par «Business Insider», la firme Netradyne à l’origine de la technologie de surveillance s’est refusée à tout commentaire.