Des livres aux podcasts, des articles aux ateliers bien-être au travail, en passant par les comptes Instagram… le développement personnel est très présent dans notre vie quotidienne. Une preuve indéniable que le sujet de la santé mentale est désormais pris au sérieux. Mais comme tout mouvement, celui-ci connaît aussi un revers de médaille: l’injonction au bonheur. Il faudrait être heureux partout, tout le temps, et surtout ne pas l’être vous expose à être catalogué comme un casseur d’ambiance. Au point que la positivité se révèle finalement bien moins bienveillante que prévu.
Ce phénomène a été analysé par la psychothérapeute Whitney Goodman, qui lui a même donné un nom: la «positivité toxique». Cette professionnelle a même écrit un livre entier sur le sujet, «Toxic positivity: keeping it real in a world obsessed with being happy», traduit en français par «Positivité toxique: Se libérer de la dictature du bonheur pour aller (vraiment) mieux» (Éd. Eyrolles). Et elle donne le ton dès les premières lignes, non sans humour: «Je n’ai jamais été ce type de thérapeutes adeptes de la méditation et du yoga et amateurs de thé. Ma voix est trop forte, je ne porte pas de gilet et je déteste les citations ‘inspirantes’ affichées au mur.»
Devenir un robot qui voit le bien partout
Pour définir la positivité toxique, rien ne vaut des exemples. Vous venez de perdre votre travail, la panique vous gagne et un ami auquel vous vous confiez vous répond qu’au moins, vous allez avoir du temps libre? Factuellement, c’est vrai. Mais ce n’est ni ce que vous avez envie d’entendre, ni ce dont vous avez besoin à cet instant précis. Si on vous diagnostique un cancer, il n’est pas totalement exclu que vous mettiez une gifle à celui ou celle qui osera vous dire quand vous le lui annoncerez que «ce qui ne te tue pas te rend plus fort».
«La positivité n’est pas complètement mauvaise», rappelle Whitney Goodman. «Je pense que nous pouvons tous être d’accord qu’il est sain de se sentir ‘positif’, si cela se manifeste naturellement.» La positivité toxique intervient lorsque justement, plus rien n’est très naturel et que nous devenons «un robot qui voit le bien en toute situation», s’indigne la thérapeute. «Le bonheur et la positivité sont devenus un objectif et une obligation. Dès la première occasion, on vous dit qu’il faut être reconnaissant et plus positif.»
Si lorsque vous cherchez de la compassion et du soutien, vous ne recevez que des platitudes dignes de posts Instagram de couleur pastel, alors vous êtes bien face à de la positivité toxique.
Le risque du déni
Mais pourquoi est-ce si néfaste que Whitney Goodman s’attarde dessus? Selon elle, la positivité toxique a d’abord pour effet de refouler ses véritables émotions, voire de sombrer dans le déni. La psychothérapeute prend l’exemple de l’un de ses patients, qui se sent toujours heureux, se définit comme un homme jovial et sociable, et c’est d’ailleurs pour cela qu’il boit. En réalité, ce patient a développé une addiction grave à l’alcool et sa «positive attitude» est plutôt un frein à une véritable prise de conscience. Il ne parvient pas à exprimer des émotions négatives et se referme comme une huître dès qu’il est l’heure d’aborder des sujets un peu difficiles. «La pensée positive est devenue son bouclier», résume Whitney Goodman.
Dans une moindre mesure, c’est aussi ce qui risque d’arriver si chaque fois que vous évoquez la perte de votre travail, on vous assure que vous allez vivre votre meilleure vie. Vous ne serez plus en capacité d’exprimer votre tristesse ou votre stress. Et tout garder pour soi n’a jamais fait de bien. À l’inverse, accueillir ses émotions, même négatives, et s’écouter, est indispensable pour trouver un équilibre.
Une condescendance déguisée
Un autre effet néfaste de la positivité toxique, selon Whitney Goodman, est la baisse d’estime de soi. Cela peut paraître paradoxal, mais ses explications sont limpides. Si tout va toujours bien, que «tout arrive pour une raison» et que le malheur est interdit, alors «si quelque chose se passe mal dans votre vie, c’est parce que vous avez une ‘mauvaise attitude’ ou que vous ‘n’avez pas assez fait d’efforts’», regrette la psychothérapeute.
Autant la plupart des gens qui vous répondent des banalités positives lorsque vous leur faites part de difficultés sont la plupart du temps simplement gênés, et essaient de faire de leur mieux, autant il s’agit parfois de manipulation psychologique. La positivité n’est alors qu’un prétexte pour «susciter un sentiment de honte chez autrui et l’inciter à penser que ses émotions éprouvantes n’ont aucune validité». C’est, résume la psychothérapeute, de la condescendance.
Enfin, le risque de la positivité toxique est de nous couper les uns des autres. Si je ne peux plus confier mes difficultés, alors le dialogue est rompu et je me retrouve isolé. En tirant ce fil, Whitney Goodman montre que cela contribue à invisibiliser certains combats de société. Des personnes victimes de discriminations, par exemple, n’ont plus les moyens de se faire entendre parce qu’on leur répètera toujours qu’il ne faut pas se présenter comme des victimes, et que le débat sera replacé à un niveau purement individuel, sans remettre en cause une société ou des institutions. La positivité toxique «est une puissante force qui contribue à entretenir le sexisme, le racisme, l’homophobie, la transphobie, le validisme, le classisme, entre autres préjugés», estime la psychothérapeute.
Adopter le bon timing et les bons mots
Mais alors, comment s’en prémunir? En consultation, Whitney Goodman invite ses patients à ne pas se laisser aller à une positivité automatique. «La plupart [de ses séances de psychothérapie] tournent autour du verbe devoir. Les gens ont l’impression qu’ils devraient être plus heureux, ou que ce qu’ils font les en empêche», écrit-elle dans son livre. C’est cette notion de devoir et ses origines que la spécialiste pousse à interroger.
Whitney Goodman donne également des pistes pour éviter de balancer des platitudes à quelqu’un et faire plus de mal que de bien. Il convient d’abord d’évaluer correctement le timing de sa réaction. Intervenir rapidement auprès de quelqu’un qui vit quelque chose de difficile pour lui dire que tout ira bien n’a aucun intérêt. «Les gens ont souvent besoin d’accepter la réalité d’une situation avant de progresser», rappelle la thérapeute. «Aller trop vite en besogne peut mener à la déception sur tous les fronts.»
Espoir et réalité
Ensuite, inutile de chercher le positif là où il n’y en a pas. «Certaines situations sont simplement très dures à vivre, et c’est acceptable», résume Whitney Goodman. Il est préférable de guetter des signes de la part de son interlocuteur. S’il coupe court à la conversation après une injonction à la positivité, s’il ne vous remercie pas lorsque vous lancez des généralités positives, c’est probablement que cela ne fonctionne pas. «Dans le doute, n’hésitez pas à lui poser la question!»
Whitney Goodman a également quelques conseils pour éviter, en tant que manager, la positivité toxique sur son lieu de travail. Plutôt que de favoriser un esprit de groupe consensuel qui briderait les équipes en les obligeant à tout trouver toujours génial, la psychothérapeute encourage le dialogue permanent. Selon elle, il faut manifester une empathie et un intérêt sincère à ses équipes. Dans l’open space comme dans l’intimité, «une positivité saine signifie ménager une place à la réalité, ainsi qu’à l’espoir».