Elle m’attend devant l’arrêt de tram. Il pleut des cordes à Genève, un voile grisâtre s'est déposé sur la ville. Mais Lola, 24 ans, illumine le paysage, enveloppée dans une doudoune orange, à l’abri sous son parapluie orné d’un dessin de lièvre. Elle m’évoque un éclat de couleurs automnales, tandis que je m’extirpe d’une foule stressée vêtue de gris. Ainsi commence ma journée avec une sorcière: j’ai déjà envie de lui piquer son parapluie.
Alors que nous prenons le chemin de sa maison familiale, une nuée de moineaux se précipite sur un buisson aux couleurs flamboyantes, juste devant nous. «Il doit y avoir quelque chose de bon, là-dedans!», sourit-elle, attendrie par le spectacle. Lola adore les animaux, qu’elle rencontre souvent durant ses balades dans les champs bordés de rosée. «Parfois, je m’assieds au milieu d’un pré et je croise le chemin de biches, de lièvres et même de hiboux.»
Sur Instagram, ses 35’000 abonnés la connaissent mieux sous le pseudonyme de «Woodwitch», la sorcière des bois. Ce nom lui va comme un gant, comme un chapeau de magicienne, à mi-chemin entre Sabrina et Blanche-Neige. Elle incarne parfaitement l’univers witchy, cette esthétique peuplée de grimoires, de courges et de cristaux, qui explose sur les réseaux sociaux (5,4 milliards de vues sur TikTok... ou WitchTok).
C’est un monde que Lola cultive depuis sa plus tendre enfance, avec sa collection de pierres semi-précieuses et ses tenues surgies tout droit de la série «Outlander». Elle n’a pas cherché à être une sorcière: c’est simplement qui elle est, qui elle a toujours été.
Magie et paranormal
«Je ne me calque pas forcément sur les fêtes ou les rituels de sorcières dont on parle beaucoup en ce moment, partage-t-elle. Je fais les choses de manière instinctive et le plus important, c’est ma connexion à la nature.» Lola ramasse minutieusement des fleurs, des feuilles mortes, des morceaux de bois qu’elle déniche sur son passage.
«Mon rêve est de vivre dans un cottage ou un château délabré en Irlande. En attendant de le réaliser, le fait d’inviter la nature chez moi me permet de m’y sentir bien.» La preuve: même les araignées lui sont sympathiques. Lorsqu’elle en aperçoit une, se baladant le long de son mur, elle ne proteste pas.
À peine entrée dans son domicile, Lola me propose de rencontrer ses trois chats domestiques, les mascottes de la maison. Des petites courges parsèment les meubles et, sur le frigo, j’aperçois un croquis de Jack Skellington, le roi des Citrouilles créé par Tim Burton. «J’adore ‘l’Étrange Noël de Monsieur Jack’», affirme celle qui se dit «collectionneuse de curiosités.» Lorsque je l’interroge quant à ce hobby insolite, ses yeux pétillent: «Tu comprendras quand je te montrerai ma chambre!»
Elle n’a pas menti. Sa chambre, c’est un autre monde. Si Tim Burton avait la chance d’y pénétrer, il voudrait aussitôt y tourner un court-métrage: les murs vert mousse sont tapissés de plantes grimpantes et de petites images encadrées. Des livres anciens reposant aux côtés de bougeoirs recouverts de larmes de cire. Un tableau représentant une chauve-souris repose sur le bureau, à côté de son ordinateur portable. C’est la définition même d’un anachronisme.
Les mots me manquent, je suis sincèrement subjuguée. «C’est mon petit musée, explique Lola. Tous les meubles et bibelots sont chinés ou viennent de chez mes grands-parents, qui avaient une très vieille maison.» Les objets imprégnés d’une vie antérieure et les récits paranormaux la fascinent: «J’essaie de garder une certaine distance critique par rapport à tout ça, mais j’ai quand même vécu des choses étranges...», admet-elle.
Intriguée, je lui demande si cela l’effraie: «Pas du tout! s’exclame Lola. Je suis à l’aise avec l’idée que ces choses soient potentiellement réelles. Je regarde souvent des films d’horreur, comme “Insidious” et “The Conjuring”, par exemple. Tant qu’ils ne sont pas gores, j’adore leur ambiance dark. Je me dis qu’il ne peut rien m’arriver, que c’est moi qui garde le contrôle.»
Grimoires et brocantes
Comme il pleut toujours, nous renonçons à prendre le chemin des bois, à la rencontre des renards, guidées par la lumière d’une chandelle. Je suis un peu déçue, mais la suite du programme est plutôt réjouissante: en dehors de ses heures de travail, Lola passe son temps «dans sa bulle», allume des bougies, adapte sa déco aux saisons, prend des photos pour Instagram, fait brûler de la sauge, feuillète des Jane Austen ou parcourt les brocantes à la recherche de trésors.
«J’aime dire que je suis une petite sorcière, mais je suis consciente que c’est un privilège, tempère-t-elle. Ce mot est chargé d’une histoire sanglante et, dans le passé, il pouvait condamner une femme à un sort atroce.» Quand je lui demande ce que signifie la magie, pour elle, Lola réfléchit un moment. «Je pense que c’est le fait de créer. C’est le pouvoir de représenter de manière tangible ce que je vis dans mon petit monde intérieur. Et aussi le fait d’infuser de la magie dans mon quotidien, par ma connexion à la nature.»
Libre de vivre ses passions
Comment l’extérieur perçoit-il son univers enchanté? Lola hausse les épaules, me répond que «ça dépend»: «Quand j’étais petite, il arrivait que des camarades disent que j’étais bizarre. Les enfants ne sont pas toujours tendres entre eux, mais je faisais simplement ce qui me plaisait, sans me poser de questions. Dans ce sens, on est plus libres dans l’enfance, sans les pressions de l’âge adulte.»
Alors que le crépuscule commence à tomber, Lola me parle d'un de ses livres, qui porte une dédicace vieille de plusieurs siècles. L'idée m’attriste un peu, mais je trouve ça beau. J’ai l’impression que ma perspective sur le monde a déjà un peu changé: c’est peut-être ça, la magie de Woodwitch.
Quand je quitte sa maison, la rue est obscure. Je perçois la silhouette d’un grand husky musclé qui promène son maître au loin. Et je n’arrive pas à m’empêcher de penser: «Ceci est un conte. Et voici le loup.»
Au téléphone avec deux autres sorcières...
La Suisse romande abrite de nombreuses sorcières, qui vaquent tranquillement à leurs occupations magiques. Après ma rencontre avec Lola, j'ai discuté avec Jane et Flora, dont les univers sont aussi uniques que proches.
Jane, alias Moonseedwitch
Impossible de le louper, ce chat noir qui bondit sur ses talons: quand Jane se promène dans la forêt, Bastet, son familier, n'est jamais très loin. Il trottine derrière elle, semblant tout à fait conscient de l'itiniéraire à suivre. Fan de lithothérapie et de littérature, la jeune sorcière fribourgeoise de 27 ans, libraire de métier, est la personnification même de l'univers witchy.
«Je marche beaucoup en nature, je collectionne les pierres semi-précieuses, j’utilise différentes huiles essentielles ou des herbes en cuisine, résume-t-elle. Je suis une personne très spirituelle, je pratique la manifestation, la méditation et la gratitude depuis des années. Cela m’a permis d’avoir une grande ouverture d’esprit et de prendre plus de recul sur certaines situations.»
En effet, ce monde ne lui est pas étranger, sachant que Jane a grandi dans «une famille de sorcières», comptant des médiums et des guérisseuses. «Quand j’ai découvert la tendance de l’univers witchy sur Instagram, il y a environ deux ans, j’ai enfin pu mettre des mots sur des pratiques que j’appliquais déjà à la maison», s'enthousiasme-t-elle.
Tout au long de l'année, cette férue de cuisine réalise des recettes emblématiques de chaque saison, en suivant la roue de l'année païenne et ses huit sabbats: «En automne, par exemple, il y en a deux, précise Jane. Le Mabon, qui correspond à l’équinoxe d’automne, la fête des récoltes, que je célèbre en préparant une tarte aux pommes. Puis, le 31 octobre marque le Samhain, soit le Nouvel-An des sorcières, dédié à honorer nos ancêtres, à les remercier de nous avoir permis d’être là aujourd’hui. Pour marquer cette occasion, je prépare un cake à la cannelle.»
À côté de son emploi, la jeune sorcière fabrique et vend des petites fioles colorées, investies d'une intention particulière (confiance, harmonie, joie, protection...), comme de petits talismans. «Qui n’a pas envie d’ajouter un soupçon de magie à son quotidien? sourit-elle. Ce côté mystérieux, qui semble inaccessible, intrigue de plus en plus: il permet de s’éloigner du côté hyper sérieux, de libérer sa créativité et de se connaître d’une autre façon.»
Flora, créatrice de Light & Bubble
Toute sorcière romande qui se respecte a déjà entendu parler des bougies et des savons imaginés par Flora, 32 ans, la créatrice de la marque de cosmétiques naturels Light & Bubble. (J'en ai même repéré chez Lola!) Les courges, personnages de légendes et autres sortilèges de protection habitent chaque fondant pour le corps, bombe de bain ou exfoliant parfumé: certains produits arrivent avec une pierre semi-précieuse, qui scintille à la surface du flacon.
«J’ai toujours été attirée par le monde de l’occultisme et du paranormal, partage Flora. L’univers witchy est plus qu’une simple esthétique pour moi, c’est une spiritualité que j’ai intégrée naturellement à ma vie et qui m'a toujours parue en adéquation avec mes convictions personnelles.»
Bougies, cristaux, cannelle en poudre saupoudrée dans la maison pour inspirer l'abondance et la chance... Son quotidien tout entier est imprégné de magie. Inspirée par la tarologie, l'astrologie et le divination, la Vaudoise pratique des petits rituels simples, adaptés à ses besoins.
Voilà l'ambiance, l'imaginaire et les mystères qu'elle infuse dans ses produits, afin qu'ils «suscitent des émotions et éveillent des souvenirs», par leurs senteurs de cannelle, de beurre fondu ou de sapins enneigés. Si «Wednesday» vivait en Suisse, elle fondrait dessus!
Une sorcière qui l'inspire? «Morticia Addams! s'exclame Flora. Je la trouve trop classe! J’adore ses répliques, sa répartie… Et je dirais aussi la tante Zelda, dans “Les nouvelles aventures de Sabrina” sur Netflix: j’adore son caractère.» Le monde est bien plus magique qu'on pensait... Happy Halloween.