La cuisine végétale est-elle soluble dans la haute gastronomie? Entre les deux, c'est compliqué. Lorsque le sujet a été évoqué en conférence de rédaction, il a divisé. Si on s'offre un bon resto, c'est pour se faire plaisir. Alors se passer des produits les plus nobles? Non merci, disent certains. Opter pour un menu 100% végétal, surtout pour un tarif identique, ça a parfois le goût du renoncement, écrivions-nous récemment.
Mais pour d'autres, viande et poisson, c'est du vu, vu et revu, des passages obligés au goût de réchauffé, qui n'ont depuis longtemps plus rien de créatif ou de surprenant, tandis que les ingrédients végétaux, eux, constituent encore un vaste terrain à explorer.
Des menus végé…deux semaines par an
Dès le 1er juin, la Veggie Week, célébration de la haute gastronomie végétarienne dans les meilleurs restaurants genevois, illustre d'ailleurs ce tiraillement. Des chefs étoilés proposent d'incroyables menus végétariens (j'ai tellement adoré celui d'Andrés Arocena à La Micheline)… mais durant une quinzaine de jours seulement.
Certes, ces chefs ne sont pas forcément de fieffés viandards. Tous ont des plats végétariens au menu. Tous se décarcassent pour satisfaire un nombre croissant de clients demandant une option végé. Mais sans accorder d'importance particulière à la cuisine végétale. «Je ne veux pas m'enfermer dans les légumes, admet Andrés Arocena. Je leur donne la même importance qu'à la viande et au poisson».
Trente ans de gastronomie végétale
Le veggie et les restaurants gastro, ça ne date pourtant pas d'hier. L'histoire remonte à 1996 avec une première étoile Michelin décernée à un restaurant végétarien: Pietro Leemann, de Joia, à Milan. Depuis, des chefs comme le Français Alain Passard (L'Arpège, trois étoiles végé à Paris) ou le Suisse Daniel Humm (Eleven Madison Park, trois étoiles végan à New York) ont certes transformé l'essai, allant encore plus loin dans la reconnaissance de la cuisine végétale. Mais ailleurs, les menus sont encore bien souvent construits autour des indéboulonnables viandes et poissons, produits nobles, synonymes de plaisir.
Pour le chef Philippe Chevrier, du Domaine de Châteauvieux à Satigny (GE), qui participe également à la Veggie Week, supprimer viande et poisson de son menu reste impensable. «Je serais malheureux, plaisante-t-il. J'aime tous les bons produits, quels qu'ils soient. Il vaut cependant mieux servir un bon légume qu'une mauvaise viande».
Le végétal pousse en outre à la créativité. Dahl de lentilles au pesto de coriandre, «tomates ô tomates» et son crémeux de mozzarella… Dans son menu végé servi cette quinzaine, Philippe Chevrier propose notamment une raviole de betterave à la ricotta. Un plat qu'il prépare habituellement dans son restaurant en l'accompagnant d'une mousse de langoustine. «On a cherché autre chose, et c'est devenu une duxelles de champignons».
Moins festif? «Les légumes et les légumineuses peuvent donner quelque chose d'exceptionnel, défend-il. C'est un plus grand terrain de jeu, songez aux assaisonnements, aux épices, aux herbes qu'on peut utiliser pour les apprêter. Lorsqu'un client ne mange pas de viande ou de poisson, en tant que chefs, nous devons les satisfaire avec le même niveau que le reste de la table».
Suicide commercial
Passer au végé ou végan, c'est aussi un suicide commercial. Nombre de restaurants végans ont fermé en Suisse romande. «Si je fais un restaurant végétarien demain, je ne serai plus complet…», nous disait le chef triplement étoilé Franck Giovannini, de l'Hôtel de Ville de Crissier.
Vitrines de la gastronomie, les chefs sont vus comme des exemples par tout un chacun. Mais est-ce finalement leur responsabilité que de nous faire manger moins de viande? «La cuisine 100% végétale ne doit pas devenir une obligation pour les chefs, analyse Knut Schwander, responsable du guide GaultMillau en Suisse romande. Aller au restaurant, c'est avant tout une question d'émotions et de plaisir». Une expérience sensorielle, et pas une leçon d'écologie.
Du reste, vouloir «interdire» tel ou tel produit à un chef dans l'exercice de son art ne fait aucun sens. On peut toutefois regretter que de si incroyables menus tels que celui d'Andrés Arocena ne puissent être goûtés par le public que durant deux semaines par an.