Captivée par TikTok, sa fille se scarifie
«Il y a urgence à protéger nos enfants des réseaux sociaux»

Confrontée aux automutilations de sa fille, une mère vaudoise veut alerter l'opinion publique sur les dangers des plateformes comme TikTok. Des adolescentes s'y mettent en scène avec leurs scarifications.
Publié: 08.01.2025 à 10:17 heures
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Dernière mise à jour: 08.01.2025 à 16:50 heures
Sur TikTok, de nombreuses jeunes femmes affichent leurs cicatrices.
Photo: Nora Fatehi
Camille Krafft

Il y a eu les traces de sang sur les draps, puis la révélation fortuite des bandages camouflés sous les manches. Ensuite, Mélanie* a été confrontée aux cicatrices sur les bras de sa fille, et sur ses jambes: des traits précis, soignés, «impressionnants de régularité, comme si elle les avait mesurés au millimètre près avant de se couper».

Pour cette maman établie sur la Riviera vaudoise, réaliser que son enfant de 13 ans se scarifiait a représenté une secousse colossale. Rapidement amplifiée par une seconde découverte: l’influence des réseaux sociaux, particulièrement de TikTok, sur cette pratique, à laquelle sa fille a commencé à s’adonner peu après avoir reçu son premier téléphone. «C’est une catastrophe, assure Mélanie. Nos enfants sont plus en sécurité à la gare de Zurich à une heure du matin que sur ces plateformes.»

Des commentaires extatiques

De quoi parle-t-elle? Pour le savoir, on peut se rendre sur l’application TikTok et lancer une recherche en lien avec l'automutilation. Où l’on tombe rapidement sur des petites vidéos dans lesquelles des adolescentes (les garçons semblent minoritaires) évoquent leur pratique de la scarification, voire se mettent en scène avec leurs cicatrices.

Par exemple Moona, 20 ans et 47'000 followers, qui affiche les hashtags «dépression», «dissociation» et «abus de substances», et qui danse devant la caméra, les bras striés de marques d’automutilation, suscitant des commentaires extatiques. Il y a aussi cette jeune femme blonde dans sa chambre aux murs roses qui chante un air triste en playback, son bras droit recouvert par un bandage sans équivoque.

Sur un autre compte, une adolescente hyperlookée aux grandes lunettes demande, avec une moue langoureuse: «And who’s gonna kiss the girl with scars?» (qui pour embrasser la fille aux cicatrices?), tandis qu’une autre poste un selfie accompagnée d’un hashtag «sh» (self-harm ou automutilation) et d’une chanson où il est question d’une «héroïne» belle et fragile.

Raviver les cicatrices

Dans certaines vidéos, les jeunes femmes concernées se plaignent à demi-mot du fait que leurs plaies se sont refermées et que leurs cicatrices ont blanchi, sous-entendant qu'il faudra les raviver. Parfois, on ne voit pas le visage, mais des mains qui ouvrent un poudrier sous le miroir duquel est cachée une petite lame servant à se scarifier.

D’autres contenus évoquent l’automutilation sous forme de métaphore: par exemple, la vidéo montre une pâte à pain en train d’être striée à l’aide d’un couteau, avec ce commentaire: «Moi dans les toilettes de l’école.» Beaucoup d'utilisatrices qui emploient le hashtag «sh» sur TikTok, dont plusieurs paraissent également souffrir d’anorexie, affichent des versions de leur visage lissées et sublimées à l’aide de filtres, incluant grands yeux et lèvres charnues.

«Il y a sur les réseaux une esthétisation et une héroïsation de la scarification et des troubles psychiatriques en général, commente Mélanie, qui a étudié le phénomène pour tenter de comprendre ce qui arrivait à sa fille. Cela n’est pas nouveau: dans les années 1990, on a tous vu le spleen sexy d'Angelina Jolie et Wynona Rider dans le film 'Une vie volée'.» 

«
Aujourd’hui, certains enfants ont accès à un téléphone dès l’âge de 10 ans. Je n’ose même pas imaginer ce qui se passe dans leur tête quand ils sont confrontés à ce type de contenu
»

Elle ajoute: «Mais sur TikTok, cela sort de tout contrôle. Des ados dépressifs conseillent d’autres ados dépressifs. Aujourd’hui, certains enfants ont accès à un téléphone dès l’âge de 10 ans. Je n’ose même pas imaginer ce qui se passe dans leur tête quand ils sont confrontés à ce type de contenu. Il y a urgence à protéger nos enfants des réseaux sociaux, et en particulier des plateformes dont ils consomment parfois les contenus sans aucun cadre, du type TikTok.» 

Comme annoncé en décembre 2024, des députés de tous bords politiques ont déposé des motions allant dans ce sens auprès de différents parlements cantonaux. Ils demandent aux cantons romands de légiférer afin de protéger les mineurs en âge de scolarité obligatoire des effets néfastes des réseaux sociaux, avec l'idée de donner une impulsion pour l'ensemble du pays. 

Un univers morbide

Et TikTok est particulièrement dans le viseur de celles et ceux qui souhaitent tenir les enfants éloignés de ces plateformes. En effet, l'application développée par l'entreprise chinoise ByteDance pour le marché non chinois maîtrise à la perfection l'art du «rabbit hole» (terrier de lapin): à chaque utilisation, elle propose certaines vidéos déjà vues, et en ajoute de nouvelles sur la même thématique. Pour peu qu'ils se soient intéressés une fois à du contenu en lien avec la santé mentale, les utilisateurs se voient proposer sans arrêt des vidéos de ce type. 

Ainsi concernant la scarification, cette jeune femme brune aux cils de poupée qui détourne un extrait d’une chanson de Princess Chelsea avec une expression boudeuse, comme un gimmick sur l'écran de téléphone: «It’s just a cigarette and it cannot be that bad» (c’est juste une cigarette, ça ne peut pas être si mauvais) devient «it’s just a little cut and it cannot be that bad» (c’est juste une petite coupure, ça ne peut pas être si grave).

Alors qu’un deuil a touché sa famille, ce qui expliquerait en partie pourquoi sa fille a commencé à s’automutiler, Mélanie relève que TikTok maintient les personnes concernées dans un univers morbide dont elles peinent à s’extraire. Grâce à des algorithmes sophistiqués, le fil d’actualité «Pour toi» de la plateforme promet à ses utilisateurs du «contenu personnalisé basé sur tes centres d’intérêt et ton engagement».

TikTok dans le viseur

En novembre 2024, sept familles françaises ont annoncé le dépôt d'une plainte contre TikTok après le suicide de deux jeunes filles de 15 ans. Cette procédure, qui est une première en France, vise notamment à prouver que les algorithmes de la plateforme ont exposé les adolescentes en question à des contenus qui les ont mises en danger.

Pour sa défense, la plateforme TikTok avance qu'elle dispose d’un algorithme capable de surveiller en permanence le réseau. «Il vérifie les images, les textes, les sons des vidéos et identifie certains signes ou mots potentiellement interdits, ainsi que ceux contraires aux règles», a expliqué la plateforme à la RTS en novembre dernier.

Un bref passage sur le réseau social suffit pour constater que ce garde-fou ne fonctionne pas. 

En novembre 2023, l'ONG Amnesty International a rendu public un rapport qui analyse comment les «spirales» de TikTok peuvent pousser des enfants et des jeunes ayant montré un intérêt pour ce type de sujet vers du contenu «encouragent les pensées dépressives, l’automutilation et le suicide».

Les chercheurs se sont mis dans la peau d'adolescents de 13 ans ayant regardé une fois un contenu en lien avec la santé mentale. Au bout de cinq ou six heures passées sur TikTok, près d’une vidéo sur deux était relative à la santé mentale et potentiellement nocive. Soit un volume dix fois plus important que celui présenté aux usagers n’ayant indiqué aucun intérêt pour le sujet.

Dans la foulée de ce rapport et d'une autre étude, Amnesty International a lancé une pétition pour demander à TikTok d’interdire tout ciblage publicitaire visant les jeunes à travers le monde, et de cesser de personnaliser le fil « Pour toi » par défaut. 

Comme le confirme la porte-parole de la section suisse de l'ONG, Nadia Boehlen, Amnesty International ne se positionne toutefois pas pour l'heure en faveur d’une règlementation de l’accès des réseaux sociaux aux jeunes, contrairement à ce que souhaitent des élus interpartis qui ont annoncé le dépôt d’une motion intercantonale début décembre 2024. «Nous prônons une approche qui mette l'entreprise et l'État face à leurs responsabilités», résume la chargée de communication. 



En novembre 2024, sept familles françaises ont annoncé le dépôt d'une plainte contre TikTok après le suicide de deux jeunes filles de 15 ans. Cette procédure, qui est une première en France, vise notamment à prouver que les algorithmes de la plateforme ont exposé les adolescentes en question à des contenus qui les ont mises en danger.

Pour sa défense, la plateforme TikTok avance qu'elle dispose d’un algorithme capable de surveiller en permanence le réseau. «Il vérifie les images, les textes, les sons des vidéos et identifie certains signes ou mots potentiellement interdits, ainsi que ceux contraires aux règles», a expliqué la plateforme à la RTS en novembre dernier.

Un bref passage sur le réseau social suffit pour constater que ce garde-fou ne fonctionne pas. 

En novembre 2023, l'ONG Amnesty International a rendu public un rapport qui analyse comment les «spirales» de TikTok peuvent pousser des enfants et des jeunes ayant montré un intérêt pour ce type de sujet vers du contenu «encouragent les pensées dépressives, l’automutilation et le suicide».

Les chercheurs se sont mis dans la peau d'adolescents de 13 ans ayant regardé une fois un contenu en lien avec la santé mentale. Au bout de cinq ou six heures passées sur TikTok, près d’une vidéo sur deux était relative à la santé mentale et potentiellement nocive. Soit un volume dix fois plus important que celui présenté aux usagers n’ayant indiqué aucun intérêt pour le sujet.

Dans la foulée de ce rapport et d'une autre étude, Amnesty International a lancé une pétition pour demander à TikTok d’interdire tout ciblage publicitaire visant les jeunes à travers le monde, et de cesser de personnaliser le fil « Pour toi » par défaut. 

Comme le confirme la porte-parole de la section suisse de l'ONG, Nadia Boehlen, Amnesty International ne se positionne toutefois pas pour l'heure en faveur d’une règlementation de l’accès des réseaux sociaux aux jeunes, contrairement à ce que souhaitent des élus interpartis qui ont annoncé le dépôt d’une motion intercantonale début décembre 2024. «Nous prônons une approche qui mette l'entreprise et l'État face à leurs responsabilités», résume la chargée de communication. 



«Ce sont des machines à fric, auxquelles on vend notre jeunesse», estime Mélanie. Comme les autres réseaux sociaux, la plateforme génère des revenus principalement grâce à la publicité. Le dernier chiffre d'affaires annoncé par ByteDance, la maison mère de TikTok, était de 120 milliards de dollars.

Alors qu’elle ne sait toujours pas avec quel objet son enfant passe à l’acte – «sûrement quelque chose d’extérieur à la maison» –, Mélanie relève à quel point elle et son mari se sont sentis démunis en découvrant ce qui se cachait sous les bandages de leur fille. Pour tenter de comprendre les effets d’une telle pratique, la maman a même essayé de s’ouvrir la peau avec une lame: «Je n’ai pas réussi. Il faut vraiment y aller fort.»

Manque de pédopsychiatres

Elle ajoute: «Notre enfant est très entourée et nous n’avons jamais rompu le contact avec elle, ce qui est fondamental. Mais une famille ne peut pas gérer cela seule. Le problème, c’est qu’on a mis des mois avant d’obtenir un rendez-vous chez un pédopsychiatre, car ils sont débordés de demandes. Pourtant, je connais des médecins et je sais à quelle porte frapper. Qu’en est-il pour d’autres?» 

«
Il faut arrêter de croire que nos adolescents sont stupides et indifférents. Ils évoluent dans un environnement anxiogène
»

Mélanie relève également qu’elle a eu de la chance de découvrir assez rapidement les blessures de sa fille, car certains jeunes font tout pour cacher leurs scarifications à leurs parents. «A l’adolescence, on perd le contact physique avec son enfant, donc on ne se rend pas forcément compte de ce qui se passe.»

Selon elle, les automutilations sont aussi une conséquence de l’instabilité de notre époque: «Il faut arrêter de croire que nos adolescents sont stupides et indifférents. Ils évoluent dans un environnement anxiogène. Entre le Covid, la guerre en Ukraine ou au Proche-Orient et le réchauffement climatique, l’état du monde les touche violemment.»

*Nom connu de la rédaction

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