En tant qu’expatrié, les fêtes nationales ont toujours une saveur un peu particulière. Non, oubliez ce que je viens d’écrire: en fait, elles n’ont plus aucune saveur. On ne célèbre plus vraiment celles de la patrie qui nous a vus naître, pas plus qu’on ne comprend celles de notre terre d’accueil. C’est triste. Alors, pour me consoler et m’immerger dans l’ambiance du 1er août, ma collègue helvète Jessica m’a gentiment proposé le visionnage d’une émission de télévision typiquement alémanique: «Landfrauenküche». «Tu vas voir c’est très populaire en Suisse alémanique et c’est tout mignon», prophétise-t-elle mystérieusement. Challenge accepté.
Pour mes compatriotes français, la compréhension du concept est heureusement bien plus facile que sa prononciation. C’est une espèce de cross-over entre «L’amour est dans le pré», pour le cadre bucolique de la campagne suisse, et «Un dîner presque parfait», pour le côté gastronomique. En clair, des paysannes alémaniques s’invitent à tour de rôle pour une petite bouffe à la ferme, les convives notant la performance culinaire selon divers critères, du goût à la créativité sans oublier les aspects local et saisonnier du menu.
Nous nous installons donc devant la télé pour déguster le menu hyper suisse (alémanique) qu’elle a confectionné. Nous n’avons pas encore cliqué sur le bouton play que je suis déjà propulsé dans une dimension parallèle. Jessica a préparé d’imprononçables «Gehacktes und Hörnli» selon la recette de sa maman, un plat de pâtes (des cornettes qui, allons enfants de la patrie, sont des grosses coquillettes) accompagnées d’une sauce ressemblant à une Bolognaise et dans lequel il faut mélanger – wait for it – de la compote de pommes. Ha, le choc culturel!
Je me lance et écoutez, c’est pas mal du tout. La sauce, très peu liquide, accroche bien aux cornettes et Jessica l’a délibérément relevé avec du Tabasco, ce qui n’est pas pour me déplaire. Évidemment, c’est selon moi meilleur après avoir rappelé à cette compote sa place dans le grand agencement de l’Univers: en dessert, ou au goûter à la limite, mais pas dans cette assiette.
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Gentil et nian-nian
Revenons à nos Landfrauen. À l’inverse de l’émission française, riche en hypocrisie et en coups de poignards dans le dos, cette version alémanique est ultra kawaii, bien pensante et dégoulinante de bons sentiments. Les invitées de notre épisode, presque toutes en robes traditionnelles, descendent d’un car postal typique avec ses paysages typiques, elles sont accueillies par une chorale de gamins qui chantent un yodel typique en tenues typiques, puis elles boivent l’apéro chez la cuisinière du jour, Marianne, devant son chalet typique, décoré avec des géraniums typiques, en dégustant un Schlorzifladen (un pain aux poires et au fromage) typique.
On a ensuite droit à un reportage un peu nian-nian et plein de poncifs sur la vie de Marianne à la ferme. Ses deux garçons de douze et quatorze ans sont déjà hyper musclés à force de travaux physiques dans l’alpage. L’un d’eux fait ses ablutions face à une bassine et nous confie qu'«on se lave la tête et parfois les bras, parfois les pieds». Les deux frangins portent la fameuse chemise bleue traditionnelle avec des Edelweiss, et une grosse boucle d’oreille, comme papa, qui s’appelle Hansueli, prénom qui a l’air assez répandu et qui fait ricaner Jessica. On ne va pas se mentir, la vie de Marianne est assez stéréotypée. On la voit traire les chèvres et faire la popote pour son mari qui pose ses fesses à l’heure du repas et réclame son assiette de soupe.
La réalisation, d’ailleurs, ne se gêne pas pour insister sur cet aspect. De la fille de Marianne, on n’apprendra rien, si ce n’est qu’elle vend des boissons aux randonneurs et économise ses sous «pour s’acheter une cuillère», lis-je dans les sous-titres. Pardon? Nous mettons sur pause. Je veux bien être le Frouze de service qui n’y connait rien, mais vous ne me ferez pas croire que cette pauvre Cosette d’Appenzell sue sang et eau pour s’acheter une foutue cuillère. Vérification faite, ce n’était pas une cuillère, mais une mobylette – sûrement une erreur de traduction, me rassure Jessica. Ces quiproquos de phrases traduites à l’emporte-pièce, pour moi, c’est indéboulonnable de l’identité suisse.
Terroir et folklore
Le dîner commence ensuite, et l’on y retrouve un best-of des deux émissions françaises. De «Le dîner presque parfait», ces moments de suspense insoutenable lorsque l’hôtesse galère dans sa cuisine pendant que les convives s’impatientent. De «L’amour est dans le pré», ces séquences «tête dans le crottin», instants de gênance éprouvée par le téléspectateur face à la maladresse paysanne. Comme lorsque Hansueli, qui a l’air de de ne pas savoir quoi faire de ses dix doigts, s’assoit dans un coin de la salle et fixe les invitées sans piper mot. L’émission prend fin sur des séquences type confessional, où aucune véritable critique n’est émise à l’encontre de Marianne. C’est beau, c’est propre, c’est lisse.
Alors que nous attaquons le dessert – un délicieux beignet au séré, le quarkini – j’avoue à Jessica avoir un peu de mal à saisir ce que les téléspectateurs aiment réellement là-dedans. Ce sont sans doute des décors, des costumes, des plats qu’ils ont vus et revus des centaines de fois, sans compter la validation franchement fatigante du modèle patriarcal et le côté bisounours, qui ôte tout suspense. «Pour les gens, surtout en Suisse alémanique, les traditions comptent beaucoup», décrypte Jessica.
Et si elle venait de mettre le doigt sur un pan de l’identité suisse? Personnellement, les us et coutumes, le terroir et le folklore, je m’en fiche un peu, tout au plus sont-ils des alliés précieux pour faire la sieste devant le documentaire du dimanche après-midi. Mais avec Jessica et les Landfrauen, j’ai saisi un peu de l’importance qu’ils revêtent en Suisse. Alors mes chers compatriotes expatriés, si vous voulez un peu mieux comprendre que ce que signifie être suisse, pas besoin de faire très compliqué. Faites-vous un petit plateau télé et regardez un épisode de «Landfrauenküchen»: culture suisse garantie!