Plus de quatre Suisses sur dix disent se sentir seuls. Très exactement 42,3% de la population helvète confessait auprès de l’Office fédéral de la statistique en 2022 connaître «parfois», «souvent» voire «très souvent» de la solitude. Ce chiffre est en augmentation: en 2017, il était de 38,6%. Et plus qu’une donnée sociale, cela pourrait devenir un problème de santé publique. Car le manque de contact avec les autres a des conséquences très concrètes sur le cerveau, mais aussi sur le corps.
Certains pays ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Au Royaume-Uni en 2018, puis en 2021 au Japon, des ministères de la Solitude ont été créés pour prendre le problème à bras-le-corps. La fondation britannique Jo Cox, du nom d’une députée travailliste assassinée par l’extrême droite en 2016, et qui travaillait justement sur le sujet, a estimé que la solitude avait le même effet sur la santé que le fait de fumer 15 cigarettes par jour.
Huit heures de solitude = huit heures sans manger
Mais quelles sont concrètement les altérations subies par le corps et l’esprit en cas d’isolement subi? L’an dernier, des chercheurs britanniques et autrichiens ont publié le résultat d’une expérimentation originale menée en laboratoire, puis vérifiée dans des conditions réelles. Ils ont notamment privé près de 90 personnes de tout contact social pendant huit heures, avant de mesurer leur niveau de stress et de fatigue, leur fréquence cardiaque et leur humeur. Résultat: huit heures de solitude ont les mêmes effets que 8h de privation de nourriture! On perd de l’énergie, le niveau de stress augmente et la fatigue également.
En août 2022, l’American Heart Association, qui rassemble des cardiologues américains réputés, a compilé les résultats de nombreuses recherches sur la solitude. Et son verdict est sans appel: «Il y a des données solides sur le lien entre la solitude et un risque accru de maladies cardiovasculaires.» Le risque d’accident cardiaque et/ou de mourir d’un problème cardiaque augmente de 29% avec l’isolement subi. La hausse est de 32% pour les accidents vasculaires cérébraux.
Solitude et rétrécissement du cerveau
Pourquoi? Ce n’est pas à proprement parler la solitude qui attaque le cœur et les vaisseaux. Mais les personnes qui en souffrent ont en revanche tendance à adopter de mauvaises habitudes, en fumant et en buvant plus que la moyenne. Elles sont aussi moins susceptibles de prendre soin d’elles en général, et donc de se soigner. Enfin, la solitude est corrélée à un plus grand risque d’état anxieux ou dépressif. Ce qui, là aussi, a des effets sur le sommeil ou sur la diminution de l’activité physique, et donc sur la santé.
Les effets de la solitude sont aussi neurologiques. Les personnes âgées qui se sentent seules ont plus de risques de développer des formes de démence par exemple. Une étude japonaise publiée l’an dernier a montré un lien entre l’isolement subi chez les seniors et un rétrécissement du volume de certaines zones du cerveau. Là aussi, d’autres conséquences de la solitude, notamment la dépression, peuvent être à l’origine de ces modifications du volume cérébral, mais seulement en partie.
C’est plus largement un déclin cognitif qui est observé chez les personnes souffrant de solitude, rapportent deux médecins américaines dans «The Conversation». Elles obtiennent de moins bons résultats sur des tests de raisonnement, notamment lorsqu’il faut répondre rapidement. Leurs performances déclinent plus rapidement que celles des autres au fil du temps.
Les jeunes sont très touchés par la solitude
Dans tous les cas, l’importance du contact social n’est plus à prouver. Il convient d’ailleurs de différencier l’isolement, qui peut être choisi, et n’est pas forcément un mal, de la solitude, sentiment très particulier induisant un mal-être. Il est d’ailleurs tout à fait possible d’en souffrir alors même qu’on est entouré. En 2021, Migros avait commandé un sondage sur la solitude en Suisse et 27 % des personnes interrogées se disaient «parfois» plus seules parmi les gens que véritablement en solitaire.
Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, la solitude ne touche pas que les personnes âgées. En 2015, la BBC avait fait un sondage international. Alors que 27% des seniors (75 ans et plus) disaient subir un isolement, la proportion chez les 16-24 ans était de… 40%. Idem dans le sondage de la Migros, «plus les personnes interrogées sont jeunes, plus elles déclarent fréquemment s’être senties seules dernièrement». Cette même enquête esquisse des solutions: les personnes qui vivent seules, ne travaillent pas et font peu ou pas de sport sont les plus susceptibles de souffrir de la solitude. Le conseil peut sembler évident, mais élargir son cercle social en pratiquant de nouvelles activités de loisirs ou professionnelles permet de multiplier les contacts.
Que faire contre la solitude?
Il est aussi recommandé de se concentrer sur ce qui nous fait du bien et, surtout, de ne pas s’enfermer. Aller se promener et prendre l’air, même seul, est aussi un moyen de structurer sa journée et de croiser des gens. Moins instinctif, il peut être judicieux aussi de réduire ses attentes. C’est ce qu’explique la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne, dans un rapport publié en juillet 2022. Celui-ci se concentre spécifiquement sur les personnes âgées, mais explique un principe applicable à tout le monde, celui de la «stratégie régulative»: de la même façon qu’il faut accepter que les performances physiques déclinent avec l’âge, et que cela ne soit pas nécessairement synonyme de trépas immédiat, il faut également s’attendre à ce que son cercle social diminue, sans pour autant être réduit à néant.
Le mécanisme est le même pour un jeune qui changerait de ville pour ses études pour prendre son premier poste: il est logique qu’il se retrouve avec moins d’interactions qu’avant dans un nouvel environnement. S’y préparer et réduire ses attentes dans un premier temps, ce n’est pas forcément se résigner, mais bien s’empêcher de souffrir plus que de raison. Dans ce même rapport, les chercheurs soulignent que les interventions les plus efficaces contre la solitude sont toujours celles qui se font en groupe. Autrement dit, il est plus recommandé de faire partie d’un club de lecture que d’aller à la salle de sport en solo.
L’importance des politiques publiques
Mais pour les spécialistes, la solution ne repose pas uniquement sur des initiatives individuelles. L’American Heart Association par exemple, a émis des recommandations aux professionnels de santé: «Les médecins devraient interroger leurs patients sur la fréquence de leurs activités et leur niveau de satisfaction quant à leurs interactions avec leurs amis et leur famille.» Ils devraient ensuite «être préparés à indiquer [aux patients souffrant de solitude] des ressources pour les aider», comme des associations.
Au Royaume-Uni, la mise en place d’un ministère dédié oblige chaque politique publique à prendre en compte la problématique de la solitude. «En habitation, ça veut dire construire des immeubles qui favorisent les rassemblements et la communauté», explique ainsi Olivia Field, responsable des politiques à la Croix-Rouge britannique, dans le journal canadien «La Presse». «En transport, c’est considéré non seulement les déplacements vers le travail et l’école quand on planifie, mais également les activités sociales.»
Il s’est également développé le métier de «prescripteur social». Une personne formée et rémunérée par le ministère de la Santé britannique, qui se voit adresser des «patients» souffrant de solitude par un médecin. Le prescripteur social peut alors prescrire non pas des médicaments mais bien… des activités.