Il est joufflu, a la peau rose et suce la tétine d’un biberon de jus de fruit. Les appareils médicaux bipent, une odeur de désinfectant envahit l’espace. Un jeudi soir pas tout à fait comme les autres, au troisième sous-sol de l’hôpital de l’Île à Berne. Quatre collaborateurs en blouse bleue, coiffés de charlottes vertes et de masques sanitaires préparent Peter, quatre mois, avant son intervention. En raison de sa ressemblance physiologique avec nous, les humains, Peter sera amputé d’une patte ce soir.
Nous sommes dans l'«Experimental Surgery Facility». Ici, plusieurs fois par semaine, des expériences scientifiques sont menées sur des lapins, des chèvres ou des moutons. Ou, comme aujourd’hui, sur un cochon. Peter est né dans une ferme bio bernoise. Celui qui a grandi en plein air se prélasse maintenant dans une caisse en plastique bleue. «Les cochons qui ne terminent pas sur notre table d’opération finissent cuisinés, sur les tables des gens», rappelle le biologiste et chef de projet Robert Rieben.
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Sujet controversé
Aujourd’hui, si quelqu'un perd un membre – main, jambe… – lors d’un accident, les chirurgiens disposent de six heures pour rattacher la partie du corps. L’objectif de Robert Rieben est d’élargir cette fenêtre temporelle. Son équipe a développé des substances qui peuvent protéger les vaisseaux sanguins et réduire les dommages. Il s’agit maintenant de les tester. Le biologiste explique que si l’expérience est un succès, «les victimes n'auront plus besoin de porter une prothèse à l’avenir».
Les expériences sur les animaux sont controversées. Elles servent à développer des médicaments et des thérapies. Mais lorsque l’on fait des recherches sur un animal, on lui fait souvent du mal. Il peut être volontairement blessé, rendu malade ou soumis à un stress psychique. En règle générale, il meurt.
En Suisse, environ 550’000 animaux ont été utilisés à de telles fins en 2021. Ces dernières années, le nombre d’expériences a fortement diminué – en revanche, les procédures particulièrement éprouvantes sont en augmentation. Le 13 février, les citoyens suisses décideront si l’expérimentation animale devrait être interdite. Quelques semaines après la première transplantation d’un cœur de porc sur un être humain, il leur faudra décider ce qui prime: le progrès médical ou le droit des animaux.
«J’ai la conscience tranquille»
Daniela Casoni, vétérinaire et anesthésiste, a placé le cochon d’élevage sous anesthésie générale. Elle introduit un tube dans sa trachée afin de le faire respirer artificiellement. D’autres membres de l’équipe rasent et désinfectent Peter avant de le placer sur la table d’opération. «Nous préparons l’animal pour l’incision», lance une collaboratrice.
Le cochon est allongé sur la table d’opération, presque caché sous des draps stériles verts. Des machines enregistrent le pouls, la tension artérielle et la température du corps. Le regard de l’anesthésiste sera fixé sur les écrans affichages durant toute la soirée. Elle surveille les valeurs pour s’assurer que le cochon ne ressent aucune douleur. «Il est très important pour nous que les animaux souffrent le moins possible, voire pas du tout. Ces expériences représentent pour eux moins de stress qu’une fin de vie à l’abattoir», affirme-t-elle avec conviction.
22 heures: les deux chirurgiennes de la main qui vont procéder à l’amputation sont arrivées. Des collaboratrices les aident à enfiler des vêtements chirurgicaux. Comme pour une opération sur un être humain, tout doit être scrupuleusement stérilisé.
«Bien sûr, c’est un dilemme moral d’utiliser un être vivant pour une expérience scientifique. Mais le potentiel bénéfice l’emporte, donc j’ai la conscience tranquille», confie la chirurgienne en charge du projet.
A 23 heures, elle procède à l’incision. La salle d’opération est silencieuse. Les tissus sont sectionnés à l’aide d’un bistouri électrique, une légère fumée s’élève par intermittence. Moins d’une demi-heure plus tard, la jambe avant est amputée. Une collaboratrice pèse le membre de Peter; elle la traitera par la suite avec une substance. Mais pour l’instant, elle reste à température ambiante jusqu’au lendemain matin. «Nous simulons une situation d’accident de la manière la plus réaliste possible», explique Robert Rieben.
Quelles sont les alternatives?
Les partisans de l’initiative pour la protection des animaux estiment que des expériences comme celles-ci ne sont pas justifiables sur le plan éthique. Il est «inexcusable d’utiliser abusivement des animaux non consentants pour des expériences», estiment-ils. De plus, les expériences sur les animaux seraient inefficaces, les corps étant trop différents de ceux des humains pour que l’on puisse en tirer des conclusions fiables.
D’autres procédés pourraient être utilisés, comme les simulations par ordinateur, les méthodes in vitro ou le travail sur des cultures cellulaires. Selon les initiants, ces dernières devraient être davantage encouragées. Le biologiste Robert Rieben pointe du doigt la table d’opération et souligne: «Je ne connais personne qui fasse une expérience sur un animal s’il peut répondre à sa question de recherche d’une autre manière.» Selon lui, il n’est pas encore possible de reproduire ces expériences dans un organisme complexe avec des modèles de culture cellulaire ou des simulations informatiques. Si l’initiative est acceptée, de nombreux nouveaux médicaments pourraient ne plus arriver sur le marché en Suisse.
Pour le chercheur, il est évident que «du point de vue médical, nous retournerions au Moyen-Âge. Nous devons être conscients que sans expérimentation animale, il n’y aurait pas de vaccin contre le Covid. Des milliers de souris sont mortes pour ce vaccin». Daniela Casoni ajoute: «Les thérapies et les médicaments de la médecine vétérinaire se basent également sur des connaissances de la médecine humaine et ont été testés sur des animaux.»
En Suisse, chaque expérience doit être autorisée par l’office vétérinaire cantonal et une commission d’expérimentation animale. Il s’agit de savoir si le bénéfice de l’expérience justifie la souffrance infligée à l’animal.
Le prix du progrès
Pendant neuf heures, la patte avant de Peter restera séparée de son corps. Ce n’est que le lendemain matin qu’elle sera recousue. Au cours des douze heures suivantes, les médecins veulent étudier comment les tissus et le système immunitaire réagissent à la procédure qui a permis de rattacher le membre. Le cochon restera sous anesthésie.
L’expérience sera alors terminée.
D’un point de vue scientifique, il est pertinent de travailler avec les animaux qui nous sont le plus étroitement apparentés. Mais pour les éthiciens, la question se pose avec d’autant plus d’acuité: pourquoi traitons-nous un cochon, qui nous ressemble tant, comme nous ne le ferions jamais avec un humain? Le responsable du projet, Robert Rieben, pose la question suivante: «Est-il éthiquement justifiable de renoncer à cette possibilité si nous pouvons ainsi aider des êtres humains?» Il n’hésite pas un instant avant de répondre: «Pour moi, cela serait une erreur.»
Peter n’est plus de ce monde. Un jour après l’opération, Daniela Casoni fait une nouvelle piqûre à l’animal – la dernière pour le petit cochon. «Le laisser claudiquer dans une ferme avec une patte rattachée serait potentiellement douloureux pour l’animal. Ce ne serait pas une vie agréable. Même si cela semble paradoxal, l’euthanasier fait partie de notre mission au nom de la protection des animaux.»
(Adaptation par Jessica Chautems)