Silvana Ammann l’avait préparée à ma demande. Sur la table au dixième étage, sa déclaration d’impôts trahit ses rages de dents. Revenu annuel: 31’542 francs — 1858 francs d’AVS par mois, 657 francs de deuxième pilier et de temps en temps une petite rentrée d’argent pour des livraisons. Charges fixes: environ 1900 francs par mois.
«Il me reste environ 600 francs pour me nourrir, me déplacer — je fais tout à pied parce que l’abo de bus, c’est 50 balles — et m’habiller. C’est encore gérable à La Chaux-de-Fonds. C’est d’ailleurs pour ça que je suis venue vivre ici, après 58 ans à Neuchâtel. Mais je n’ai jamais eu les moyens d’aller chez le dentiste!» C’est le cas d’une personne sur trois en Suisse romande.
La retraitée en aurait besoin: «Le paraître, je m’en fous. Le sourire hollywoodien ne m’a jamais frôlée. J’ai une grande tolérance à la douleur, mais là je commence à avoir vraiment mal.» Et les prestations complémentaires à l'AVS? «J'en ai fait la demande, mais je gagne 200 francs de trop par mois pour les prestations complémentaires annuelles. Je n'ai par contre pas fait de demande spécifique pour mes soins dentaires, je me suis dit que ça ne valait pas la peine puisque les autres m'ont été refusées. Je vais quand même essayer.»
«Vous n’allez quand même pas contrarier la vieille!»
À 67 ans, elle est à fond pour la création d’une assurance cantonale de base pour les soins dentaires. La population neuchâteloise se prononcera sur cette initiative de la gauche — combattue par la droite, le Conseil d’Etat et les dentistes — le 25 septembre (lire encadré). «Je ne suis pas toujours sur la même ligne que le POP (ndlr: Parti ouvrier populaire), mais là, oui!»
Je n’ai pas eu besoin d’enlever mes chaussures. «Les petites sont venues et je dois faire les sols. Vous voulez un Coca ou une Evian?» De l’eau du robinet, c’est très bien. «Donc ce sera une Evian. Vous n’allez quand même pas contrarier la vieille d’entrée!» Son rire rauque chante son amour pour Philip M. dans ce quatre-pièces décoré avec soin et acheté grâce aux 50’000 francs hérités au décès de sa mère piémontaise.
«C’est tout de la récup. Je passe par des rues improbables pour faire les encombrants, j’aime bien Emmaüs aussi. Ça, c’était un ancien porte-cassettes audio. Je l’ai repeint en bleu Klein.» Au-dessus de nos têtes, une tonne de petites sphères transparentes. Un lustre moderne. «C’est une amie qui me l’a donné. Ça vaut 600 balles!»
«Les noisettes, j’évite»
Petite pause. «Ce n’est pas du goût de tout le monde, mais de toute façon, je n’ai jamais rien fait comme il faut. Je ne me suis jamais mariée, je n’ai jamais voulu d’enfants… Au bout d’un moment, j’avais dû inventer que je ne pouvais pas en avoir pour qu’on me laisse tranquille. Un oncle en avait même faussement déduit que j’étais lesbienne. Les cons étroits d’esprit, je ne peux pas.» Elle aime les parenthèses, les referme à chaque fois en jetant un œil à la montre. L’horlogerie, elle y a été ouvrière. «Ça va, on a encore le temps!» Il est autour de 14 heures ce jeudi 15 septembre 2022.
Début 2021, elle reçoit un devis: 4000 francs. «Là au fond, j’ai une molaire qui bouge. Il y a une dernière dent de sagesse à arracher. La barre de contention des deux dents de devant a pété. En haut, j’ai un début d’inflammation avec des poches. Et en bas, il me faudrait un demi-dentier. Autant te dire — je vais te tutoyer, ça sera plus simple — que j’évite les noisettes, et que les côtelettes, j’oublie! Je n’arrive plus à mastiquer! Ma bouche, on dirait un squat.» Nouveaux rires. Contagieux. «Oh, t’as des belles dents, toi!»
Impossible de mettre du fric de côté, impossible de sortir quatre tickets. «On se dit toujours: 'Un jour, plus tard, peut-être.' Et, dans mon immeuble, il y a des gens qui ont encore moins que moi, je ne veux pas me plaindre. J’ai de la chance, mon frère et ma sœur ont des thunes, ils m’aident quand je suis dans le rouge. Ils doivent d’ailleurs en avoir marre de se traîner un vieux caramel comme moi. Bon sang! Je ne suis pas d’accord de vivre comme ça! On m’enlève ma dignité.»
Sur un porte-conteneurs soviétique
Vivre comme ça? «La richesse, c’est de ne pas avoir les jambes qui tremblent devant la boîte aux lettres en se demandant s’il y a encore une facture et comment on va faire pour la payer. J’ai travaillé toute ma vie, je n’ai jamais été au chômage et je n’ai pas encore cette tranquillité-là. Je ne sais pas combien tu gagnes, mais quand t’en gagnes 3000, tu ne peux rien prévoir, tu vises la fin du mois et tu ne peux rien régler tout de suite. Tu ne peux pas avoir de rêves. J’ai envie d’une clope. Tu fumes? J’amène le cendrier.» Il est immense, en verre. «Ce n’est pas un truc de jeune fille, ça! C’est mon arme! Et j’en ai une autre, regarde.» Une batte de baseball en bois.
Sa colère cohabite bien avec ses blagues «franchouillardes» et ses histoires insolites. Ses «on a le temps? Bon, alors je te la raconte quand même, celle-là» m’emmènent d’abord à Versailles — une visite privée dans un château fermé au public ce jour-là, offerte par le guide qui tenait le piquet de grève, qu’elle, la touriste, avait remplacé l’espace de quelques minutes pour lui permettre «d’aller se soulager».
Ou au Sénégal — dans l’hôtel de luxe où elle passait ses hivers à travailler comme animatrice, sa façon d’avoir «des vacances de riches». Et même à bord d’un porte-conteneurs soviétique non loin des côtes africaines — par ondes radio lorsqu’elle taffait au service du télégramme la nuit et qu’une inconnue lui avait demandé des nouvelles de son frère, pris au piège dans une guerre «au Sierra Leone ou en Angola, je ne me souviens plus! Mais je l’ai retrouvé avec l’aide d’un collègue en France et de ce matelot russe. Aucun de nous trois n’avions le droit de faire ce que nous faisions. Il a eu dix secondes en ligne pour dire à sa sœur qu’il était vivant.»
«Quand je dois payer mon assurance, il me pousse une hémorroïde!»
Au fond, Silvana Ammann n’est pas révoltée contre les arracheurs de chagnottes. «J’ai connu des dentistes extraordinaires, qui me laissaient payer ce que je devais quand je pouvais, même 5 francs par-ci, 5 francs par-là. Mais ce n’est pas normal pour eux. Ils ont fait des études, ils ont un staff, ils ont le droit d’être réglés à temps!»
Elle peste surtout contre les assureurs et les politiques. «C’est juste aberrant que notre assurance maladie de base n’inclut pas certaines parties du corps! Mes cousines et mes cousins en Italie sont bien mieux couverts! Je ne trouve pas qu’on paie trop d’impôts, c’est normal de participer à financer nos routes, nos écoles. Mais à chaque fois que je dois payer mon assurance, il me pousse une hémorroïde! On s’en fume encore une?» Oui, pour la route. «Il manque juste un Jack Daniel’s!»
«Pardon si je suis brouillonne parfois, je prends des médicaments pour ne pas choper une dinguerie dans ma tête… Tu sais… Un AVC!» Encore ce rire. Cette fois, on n’a plus le temps. Allez, on se colle la bise. Dehors, il pleut. Il ne doit pas faire plus de 12 degrés. Ça va encore. Elles ne claquent pas mais je les serre.
La création d’une assurance de base cantonale sur les soins dentaires — qui engloberait aussi contrôles et détartrages — est soutenue par les partis de gauche, les syndicats et des associations. La droite, le centre, le Conseil d’Etat, les milieux économiques et les dentistes sont contre.
Elle serait financée par une ponction paritaire de 1% sur les salaires — sur le modèle de l’AVS — et une participation des caisses publiques. Coût estimé: 110 millions par an (dont 40 millions à la charge de l’Etat).
Les arguments «pour»
- Avoir une bouche et des dents en mauvais état peut avoir des conséquences graves, comme des infections ou des maladies cardiovasculaires, rappellent celles et ceux qui roulent pour le «oui».
- Aller chez le dentiste ou l’hygiéniste est un luxe auquel une personne sur trois n'a pas accès en Suisse romande, souligne le comité d'initiative. «Le coût élevé des soins incite souvent les individus et les familles à bas et moyens revenus à y renoncer», déplore-t-il.
- Avec cette proposition, tout le monde paierait selon ses moyens.
- Le camp du «oui» souhaite aussi combler une «lacune» de la LAMal. Dans «la grande majorité des pays européens», l’assurance maladie de base prévoit une prise en charge des soins dentaires.
Les arguments «contre»
- Aux yeux de la droite, ce texte est «cher et trompeur» et trop «complexe» à mettre en œuvre.
- Selon cet argumentaire, la ponction sur les salaires mettrait un coup de canif dans l’attractivité économique du canton horloger.
- L’orthodontie, les implants ou les couronnes ne seraient pas remboursés.
- La santé bucco-dentaire de la population neuchâteloise est «très bonne» en comparaison suisse et internationale, note encore le camp du «non».
- Pour le gouvernement «une telle assurance aurait davantage sa place à l’échelon national».
- La Société suisse des médecins-dentistes rappelle que des institutions et des services sociaux prennent en charge, en cas de difficultés financières, les soins dentaires nécessaires, économiques et appropriés.
En cas de vote positif le dimanche 25 septembre, Neuchâtel deviendrait le premier canton suisse à se doter d’une assurance pour les soins dentaires. Les populations vaudoise et genevoise ont refusé des propositions similaires en 2018 et 2019.
La création d’une assurance de base cantonale sur les soins dentaires — qui engloberait aussi contrôles et détartrages — est soutenue par les partis de gauche, les syndicats et des associations. La droite, le centre, le Conseil d’Etat, les milieux économiques et les dentistes sont contre.
Elle serait financée par une ponction paritaire de 1% sur les salaires — sur le modèle de l’AVS — et une participation des caisses publiques. Coût estimé: 110 millions par an (dont 40 millions à la charge de l’Etat).
Les arguments «pour»
- Avoir une bouche et des dents en mauvais état peut avoir des conséquences graves, comme des infections ou des maladies cardiovasculaires, rappellent celles et ceux qui roulent pour le «oui».
- Aller chez le dentiste ou l’hygiéniste est un luxe auquel une personne sur trois n'a pas accès en Suisse romande, souligne le comité d'initiative. «Le coût élevé des soins incite souvent les individus et les familles à bas et moyens revenus à y renoncer», déplore-t-il.
- Avec cette proposition, tout le monde paierait selon ses moyens.
- Le camp du «oui» souhaite aussi combler une «lacune» de la LAMal. Dans «la grande majorité des pays européens», l’assurance maladie de base prévoit une prise en charge des soins dentaires.
Les arguments «contre»
- Aux yeux de la droite, ce texte est «cher et trompeur» et trop «complexe» à mettre en œuvre.
- Selon cet argumentaire, la ponction sur les salaires mettrait un coup de canif dans l’attractivité économique du canton horloger.
- L’orthodontie, les implants ou les couronnes ne seraient pas remboursés.
- La santé bucco-dentaire de la population neuchâteloise est «très bonne» en comparaison suisse et internationale, note encore le camp du «non».
- Pour le gouvernement «une telle assurance aurait davantage sa place à l’échelon national».
- La Société suisse des médecins-dentistes rappelle que des institutions et des services sociaux prennent en charge, en cas de difficultés financières, les soins dentaires nécessaires, économiques et appropriés.
En cas de vote positif le dimanche 25 septembre, Neuchâtel deviendrait le premier canton suisse à se doter d’une assurance pour les soins dentaires. Les populations vaudoise et genevoise ont refusé des propositions similaires en 2018 et 2019.