Thierry Amsallem, compagnon de vie de Claude Nobs
«Quincy Jones a vécu trois vies en même temps»

Compagnon de vie de Claude Nobs, Thierry Amsallem se souvient de Quincy Jones. L’homme a façonné l’industrie musicale. Fidèle du Montreux Jazz, il en fut le coproducteur pendant 3 ans et le considérait comme la Rolls des festivals. Interview pour L'illustré.
Publié: 30.12.2024 à 20:36 heures
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Thierry Amsallem, compagnon de vie de Claude Nobs, est gardien des archives digitales du Montreux Jazz Festival.
Photo: KEYSTONE
Dider Dana
L'Illustré

Derrière son esprit vif, son appétit de vivre et son charme, Quincy Delight Jones a mis, sa vie durant, ses dons musicaux et sa force de travail au service des autres. La musique est venue à lui par les touches providentielles d’un piano sur lesquelles, à 11 ans, il posa ses doigts lors du cambriolage d’une armurerie, à Chicago.

Il se sentit subitement apaisé, étudia ce puissant langage et, alors qu’il s’imaginait en gangster, il finit par devenir le parrain et l’orfèvre d’une musique sans frontières. Thierry Amsallem, gardien des archives digitales du Montreux Jazz Festival (MJF), évoque dans une interview pour «L'illustré» sa personnalité hors norme avec tendresse, malice et admiration.

Thierry Amsallem, comment décririez-vous Quincy Jones?
C’était un génie. Nadia Boulanger, la directrice du Conservatoire américain de Fontainebleau dont il a été l’élève en composition classique, en 1957, lui avait dit qu’on ne pouvait être un bon musicien qu’en étant un bon être humain. Il faut savoir aimer, vivre, rire et donner. C’était, chez lui, une règle essentielle, doublée d’une certaine humilité.

A quand remonte la première rencontre entre lui, Claude Nobs et le Montreux Jazz Festival?
Quincy et Claude travaillaient tous les deux pour Warner Music, ils s’étaient connus dans les années 1980. Quincy est venu pour la première fois à Montreux en 1987. Il se reposait à la clinique La Prairie après les années Michael Jackson, trois albums majeurs, dont Thriller, le plus gros succès de l’histoire (ndlr: 100 millions d’exemplaires vendus). Et, en 1991, le 8 juillet, sur la scène du festival, il a dirigé Miles Davis pour la première fois.

Au début de l’enregistrement, devenu l’album Miles & Quincy Live at Montreux, on entend Claude Nobs les annoncer. Vous y étiez?
Oui. Il y avait une tension inimaginable dans la salle. Ils avaient la volonté d’atteindre la perfection. Miles était déjà très malade. Ce concert a beaucoup marqué Quincy. C’était son rêve. Claude en racontait les coulisses: lui et Quincy assis face à Miles Davis, flanqué de son avocat. Miles leur avait dit: «Ça va vous coûter très cher, parce qu’il faut que je joue chaque note.» (Rires.) Il avait l’habitude de ne jouer que les notes «importantes». Là, ils reprenaient les partitions des célèbres arrangements de Gil Evans. Miles est mort peu après. Ce disque lui a valu un Grammy Award, le septième de sa carrière.

Quicy Jones s'est éteint à l'âge de 91 ans.
Photo: DUKAS

Quincy Jones a été coproducteur du MJF.
Pendant trois ans, de 1991 à 1993. Il a drainé un monde considérable; sa notoriété et son aura ont aidé le festival. Quincy élaborait une wishlist que Claude devait réaliser. Ils s’entendaient à merveille. Quincy appelait Claude son «frère d’une autre mère». Chacun a réussi à sortir le jazz de la case réservée aux puristes. Quincy était passé du jazz à la super pop. Il avait appris la trompette avec Clark Terry avant de rejoindre, à 18 ans, le big band de Lionel Hampton puis celui de Dizzy Gillespie. Il faisait le rapprochement entre les rappeurs et les musiciens be-bop pour leur rapidité à improviser et leur maestria. Claude a programmé du jazz à Montreux en 1967 et, deux ans plus tard, il avait ajouté du rock à l’affiche avec Ten Years After.

Ce qui frappe chez Quincy Jones, c’est son éclectisme.
Musicien, compositeur, producteur, arrangeur, chef d’orchestre (ndlr: Il a travaillé sur 186 albums), producteur de film (ndlr: La couleur pourpre de Steven Spielberg, 1985), producteur exécutif de série télé (ndlr: Le prince de Bel-Air avec Will Smith, 1990). Il mettait les autres en valeur. Ma première relation avec lui remonte à 1992. Il souhaitait créer une application multimédia, mon domaine, pour une des premières conférences TED, en Californie, devant les pontes de la Silicon Valley. Ils venaient présenter leurs nouveautés. J’ai bossé six semaines comme un dingue, sans budget. On avait la trouille. On passait juste après Bill Gates. Lui s’est planté avec son application de reconnaissance vocale et ça s’est super bien passé pour nous. On a eu droit à une standing ovation. Quincy était le seul Afro-Américain ce jour-là.

Il a été le premier Afro-Américain à devenir vice-président d’une maison de disques, Mercury Records, en 1964, à seulement 28 ans.
Au départ, c’est un kid de Chicago. Il a vécu la violence, le racisme, les injustices. Son sourire dissimulait aussi une colère. Mais il militait sans prosélytisme. Il était proche de Mandela, l’idée d’apartheid lui était insupportable. Il a produit We Are the World (1985) en réunissant le gratin du showbiz, afin de récolter des fonds pour lutter contre la famine en Ethiopie. Il était aussi philanthrope.

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Quicy Jones aimait les gens et il aimait beaucoup la Suisse
Thierry Amsallem
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Quincy a travaillé pour le label Barclay avec Brel, Aznavour ou Nana Mouskouri. C’était un bon vivant. Caroline Barclay raconte qu’un été il avait pris 10 kilos en un mois.
Il mangeait comme un ogre mais avec raffinement. Il avait toujours sa grosse boîte de caviar chez Claude; il le dégustait à la cuillère. L’Hôtel de Ville de Girardet était devenu sa cantine et Frédy venait parfois cuisiner au Picotin. Quincy adorait monter au chalet pour ça. En plus, c’était le lieu de rencontre de tous les musiciens. Il aimait les gens et il aimait beaucoup la Suisse. Il était devenu proche d’Angela Missoni et ne jurait plus que par cette marque. Un soir, il est arrivé très cool dans un de leurs pyjamas chics comme vêtement de ville.

C’était aussi un homme à femmes. Il en parle dans son autobiographie.
Il a rencontré plusieurs de ses copines à Montreux, dont l’actrice Nastassja Kinski, avec laquelle il a vécu de 1992 à 1995. Ils ont eu une fille. Il m’avait confié: «J’ai dû la quitter au bout de trois ans. C’était ça ou dix années de psychanalyse.» Il s’est marié trois fois et a eu sept enfants avec cinq femmes différentes. Elles habitaient toutes autour de chez lui, dans le quartier chic de Bel-Air, à Los Angeles. Il possédait une maison entourée d’un mur d’enceinte de 4 mètres. En entrant, il y avait un énorme tableau avec ses disques d’or et de platine. Il avait tout décoré avec des tables de cafés parisiens.

Quand l’avez-vous revu pour la dernière fois?
En 2019, juste avant le covid. Il me disait: «J’ai tout quitté et j’ai commencé à cuisiner moi-même, sainement.» C’était un survivant. Il avait eu deux ruptures d’anévrisme en 1974. L’avantage, à Montreux, c’est qu’il pouvait se réveiller à 18 heures en conservant le décalage horaire américain. Pour lui, il était 9 heures du matin et il commandait son petit-déjeuner. Il passait la nuit avec les artistes qui se lâchaient généralement après les concerts. Pas mal d’entre eux prenaient des substances (nldr: Jeune homme, QJ a été accro à l’héroïne). Quincy, lui, buvait beaucoup. Ensuite, tous sont devenus véganes et il a suivi le mouvement. Il ne fumait pas, en revanche.

Jamais?
(Rires.) Avant le concert de Jimmy Cliff qu’il a coproduit en 1991, quelqu’un est venu vers moi en me tendant un cabas Migros: «C’est pour Jimmy Cliff.» Je ne savais pas ce que contenait le sac, mais ça sentait fort. C’était de l’herbe. J’avise Claude, pensant qu’il fallait jeter ça dans les toilettes, car c’était interdit. Il m’a répondu: «Garde la moitié pour Jimmy, donne l’autre à Quincy.» Je l’ai apportée en toquant à la porte de sa suite au Montreux Palace. J’ai vu apparaître sa main – Q portait la chevalière de Sinatra au petit doigt gauche. Lorsqu’il est venu présenter les concerts, il avait mis sa chemise et sa cravate à l’envers. Il était complètement allumé.

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Quicy Jones a vécu trois vies en même temps. Il connaissait la planète entière. Montreux lui a érigé une statue
Thierry Amsallem
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Il racontait mille anecdotes. Son père, charpentier, fabriquait des cercueils à Chicago et Quincy disait: «La définition du bonheur, c’est quand tes deux coudes ne touchent pas du bois.» Sous-entendu: lorsque tu n’es pas mort.
Il avait aussi beaucoup d’humour. Il disait qu’il connaissait 40 langues. Je lui ai dit: «C’est impossible.» Il m’a répondu: «Je connais 20 mots dans chaque langue.» Je me souviens de ses dernières paroles: «Keep on keepin’ on.» Ça signifiait: continue ta route sans te soucier des critiques. Il est mort chez lui (ndlr: d’un cancer du pancréas), à 91 ans. Il a vécu trois vies en même temps. Il connaissait la planète entière. Montreux lui a érigé une statue. La donatrice avait la moitié du budget nécessaire; c’était une mauvaise idée, au vu du rapport qualité-prix. Il a fallu attendre dix ans avant qu’Audemars Piguet en fasse réaliser une nouvelle, superbe cette fois. Je conserve l’ancienne dans le jardin du chalet. Quincy nous a offert sa trompette. Désormais, tout le monde veut voir l’instrument. C’est triste, car les artistes deviennent des légendes une fois disparus.

Avec sa disparition et celle de Claude Nobs, une page se tourne définitivement?
On ne la réécrira jamais plus. L’industrie de la musique a changé et le MJF s’est adapté grâce à Mathieu Jaton. Quincy m’a beaucoup soutenu pour les archives audiovisuelles. Désormais, elles font partie du programme Mémoire du monde de l’Unesco. Il me disait: «Ce que tu fais est précieux.» Tous les artistes, jeunes ou vétérans, viennent à Montreux avec respect. Pour Quincy, c’était la Rolls-Royce des festivals. Il va beaucoup nous manquer.

Un article de L'illustré

Cet article a été publié initialement dans le n°52 de L'illustré, paru en kiosque le 27 décembre 2024.

Cet article a été publié initialement dans le n°52 de L'illustré, paru en kiosque le 27 décembre 2024.

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