C’est un double phénomène qui met la Suisse sous pression énergétique. Alors que la demande en électricité qui va aller croissante ces prochaines années — notamment à cause des véhicules électriques et des pompes à chaleur en augmentation —, les centrales nucléaires sont progressivement retirées du réseau.
En outre, l’expansion des énergies renouvelables s’essouffle, les énergies éolienne et solaire ne couvrant que 6% de la production. A l’avenir, la Suisse devra importer beaucoup plus d’électricité en hiver qu’aujourd’hui.
L’afflux en provenance de l’Union européenne menace de diminuer. Le Conseil fédéral ayant rompu les négociations sur l’accord-cadre, les pays de l’UE ne souhaitent pas conclure d’accord sur l’électricité avec la Suisse. Dès 2025 (au plus tard), nos voisins réserveront 70% de leurs capacités transfrontalières aux échanges d’électricité au sein de l’UE.
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Pas de droit ou de privilège à importer l’électricité
Pour atteindre les objectifs climatiques, la Suisse doit donc développer massivement la production nationale, et ce avec des énergies vertes. Les fournisseurs d’électricité locaux, d’Axpo à Alpiq, investissent massivement dans les énergies renouvelables mais ils préfèrent le faire de l’autre côté de la frontière.
Au cours des cinq dernières années, la production annuelle de leurs centrales électriques étrangères a augmenté de 70% pour atteindre 11,5 térawattheures (TWh). Cela correspond à un sixième de la consommation annuelle de la Suisse.
En cas de litige avec Bruxelles, cependant, ce courant ne vaut rien. «Il fait partie de la capacité électrique de l’UE ou du pays concerné», explique le service de Simonetta Sommaruga. «Les entreprises suisses n’ont aucun droit ou privilège à importer l’électricité en Suisse.»
Les compagnies privées renvoient la balle à la Confédération
La ministre de l’énergie a récemment attaqué de front les compagnies d’électricité et les a tenues pour responsables de la crise énergétique qui se profile. La réaction ne s’est pas fait attendre.
«La responsabilité de la sécurité d’approvisionnement du pays n’incombe pas aux entreprises», a déclaré Christoph Brand, CEO d’Axpo, fin octobre dans la «Schweiz am Wochenende». Si le pays se dirige vers une pénurie en matière d’approvisionnement, c’est à la Confédération de prendre des mesures, et non à Axpo ou à FMB.
L’industrie énergétique en première ligne
La dispute s’envenime. Simonetta Sommaruga contredit avec véhémence le patron du géant de l’électricité alémanique. «L’approvisionnement en énergie en Suisse relève en premier lieu de la responsabilité de l’industrie énergétique», déclare le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (Detec).
Il cite en ce sens l’article 6 de la loi sur l’énergie, qui indique que «La Confédération et les cantons créent les conditions générales nécessaires pour que cette branche puisse assurer l’approvisionnement énergétique de manière optimale dans l’intérêt général.» Un texte qui ne présente pas clairement qui est responsable en cas de pénurie énergétique.
Le patron d’Axpo réplique. Contacté par le SonntagsBlick, il déclare: «Depuis la libéralisation partielle du marché en 2009, la Suisse dispose en conséquence d’un système de responsabilités partagées de manière partielle. Dans ce contexte, Axpo n’a pas de mandat d’approvisionnement obligatoire.»
«Tout le monde doit se serrer les coudes»
La Suisse se dirige vers un black-out et personne ne veut en assumer la responsabilité. Pour Aeneas Wanner, directeur de l’entreprise «Avenir Energie Suisse» (EZS), ce n’est pas une surprise. «Les responsabilités sont réparties du Conseil fédéral et du Parlement à la Commission fédérale de l’électricité ElCom en passant par les exploitants de réseaux, les producteurs et les fournisseurs», détaille-t-il. «Tout le monde doit se serrer les coudes. Surtout en ce moment, car l’accès au réseau européen est rendu plus difficile en cas de crise.»
Jeudi, la crise était palpable. Plus de 300 représentants de l’industrie se sont réunis au Forum ElCom à Lucerne pour discuter de la sécurité de l’approvisionnement en énergie. L’assemblée a aussi dû trancher de savoir qui portait la responsabilité.
«Un grand chantier nous attend», a déclaré le président de l’Elcom, Werner Luginbühl. «L’Elcom exige que le Conseil fédéral prenne des mesures dès maintenant», a-t-il déclaré, sans pour autant prendre parti. Il a également critiqué le devoir des entreprises énergétiques envers la Suisse, elles qui «investissent trop à l’étranger».
Tous les projets en Suisse bloqués par des oppositions
Le CEO d’Axpo Christoph Brand réfute ce qu’il prend pour une accusation. «Depuis 2013, nous avons investi trois fois plus en Suisse qu’à l’étranger, notamment dans l’énergie hydraulique, l’énergie nucléaire et les réseaux.»
Quid de l’énergie éolienne et solaire? «À l’étranger, il est possible de réaliser beaucoup plus rapidement et économiquement des usines de plus grande taille avec une production neutre sur le plan climatique», explique Christoph Brand. «En Suisse, nous ne pouvons pratiquement pas réaliser de nouveaux projets car ils sont tous bloqués par des oppositions. Ils ne seraient d’ailleurs pas rentables.»
Le marché seul n’y arrive pas
Le conseiller national Roger Nordmann partage cet avis. «Les investissements sont urgents et ne peuvent pas être financés en les laissant au marché», a déclaré le conseiller national socialiste en charge de l’énergie lors du Forum ElCom à Lucerne. «L’État doit permettre que davantage d’argent circule pour le financement de nouvelles centrales».
Contacté par SonntagsBlick, il précise son avis: «Les procédures d’autorisation prennent beaucoup trop de temps et ne protègent pas la nature.» De nombreux projets d’hydroélectricité, de biomasse et d’éoliennes sont bloqués par des objections. «Le législateur doit simplifier massivement les procédures d’autorisation. Ensuite, les fournisseurs d’énergie investiront dans l’énergie verte au niveau national.»
La Confédération en cause?
Rudolf Rechsteiner, membre du conseil d’administration de la compagnie d’électricité IWB, à Bâle-Ville, est l’auteur du livre «Die Energiewende im Wartesaal» (Le tournant énergétique dans la salle d’attente). Il critique également la Confédération. «Les incitations aux investissements nationaux sont insuffisantes», dit-il.
«Les compagnies d’électricité doivent exploiter leurs centrales de manière économique, souligne-t-il. Mais ce n’est pas possible dans les conditions actuelles en Suisse.» Il incombe à la Confédération de faire changer cette situation: «Lorsqu’une pénurie d’électricité se manifeste, c’est l’exécutif qui est responsable des mesures à prendre, et non les fournisseurs d’énergie.»
Une relation compliquée avec les Cantons
Les fournisseurs d’électricité suisses sont depuis longtemps devenus des chasseurs de profits dont les dirigeants sont payés par millions. Et ceci alors que dans la plupart des cas, ils sont soutenus par les municipalités et les cantons, et non pas par des investisseurs privés.
Ce sont pourtant bel et bien sur les cantons et les communes que la pression est portée. «Selon le Code des obligations, nous sommes tenus de maintenir l’entreprise à flot. Les pertes à cause d’investissements non rentables ne sont pas tolérées car elles le sont aux dépens des cantons et de leur population.»
L’approvisionnement ou les dividendes?
En tant que propriétaires des entreprises, les patrons pourraient très bien faire pression pour obtenir davantage d’investissements en Suisse. Mais en cas de doute, tout comme les investisseurs privés, ils préfèrent opter pour les dividendes et contre la sécurité d’approvisionnement à long terme.
Pourtant, les conditions générales en Suisse permettent déjà des investissements rentables, indique le Detec. Il a annoncé un nouveau projet de loi visant à accélérer les procédures de construction de nouvelles centrales. Cela suffira-t-il à éviter un black-out? Le temps presse.
(Adaptation par Alexandre Cudré)