Pas question pour Genève, ville présumée l’une des plus sûres d’Europe, d’apparaître comme une forteresse électronique urbaine. «Nous n’avons pas pu déterminer le nombre exact de caméras de vidéosurveillance appartenant à l’État dans les espaces publics, car il n’existe pas de base de données centralisée ouverte au public indiquant leur emplacement, et les personnes interrogées ne se sont pas accordées sur un nombre univoque», affirme un rapport de l’Institut Edgelands publié à la fin juin, et particulièrement d’actualité en cette période estivale toujours propice à l’augmentation de la criminalité urbaine.
Le flou règne en maître
La formule est polie. Mais elle désigne une réalité problématique: en matière de sécurité électronique, le flou règne en maître dans la cité de Calvin, alors même que la maîtrise des données personnelles est un enjeu majeur de nos sociétés démocratiques et de la gestion des villes, qui en constituent le cœur battant: «Le nombre de caméras que nos interlocuteurs nous ont indiqué va de 60 à plusieurs centaines de caméras publiques, ce qui nous ramène à notre conclusion sur 'L’approche douce' de la surveillance à Genève, qui la comprend comme une activité de fond opaque pour les étrangers et connue seulement par quelques experts», jugent les auteurs de ce rapport consulté par Blick et disponible en ligne ici.
Edgelands, observatoire du «contrat social urbain»
Spécialisé dans l’étude du «contrat social urbain» à travers le monde, l’Institut Edgelands est une initiative conduite par Yves Daccord, ancien directeur général du Comité international de la Croix Rouge (CICR), en lien avec l’université de Harvard aux Etats-Unis. Un second rapport a été publié sur la ville colombienne de Medellin. Genève, seconde capitale des Nations Unies après New York et ville habituée à abriter à la fois des conférences de haut niveau et une clientèle fortunée, est la première métropole à avoir été ainsi scannée du point de vue des méthodes mises en œuvre pour protéger citoyens et visiteurs.
Or les rapporteurs l'avouent: dans la Cité de Calvin, la discrétion a bon dos. «En raison de leur visibilité limitée, la plupart des mesures de sécurité et de surveillance, telles que la protection diplomatique ou les caméras de surveillance sur tous les véhicules de transport public, ne sont pas la principale préoccupation des habitants de la ville, note le rapport d’Edgelands. Les exceptions notables mentionnées dans un certain nombre d’entretiens sont le projet pilote en 2014 de caméras de vidéosurveillance aux Pâquis, et l’installation de dispositifs à ultrasons. En revanche, des projets moins controversés, tels que la fourniture de services de sécurité aux organisations internationales et aux ambassades, fonctionnent en grande partie sous le radar du public et restent assez opaques.»
Une source d’insécurités sociales
«Sous le radar». «Assez opaques». L’on est bien loin, ici, de la transparence que l’on est en droit d’attendre d’une ville aussi exposée, vitrine de la Suisse à l’étranger. Car qui dit maniement des données dit risques et responsabilités, individuels et collectifs. «Outre l’utilisation des technologies dans le domaine de la sécurité publique, Genève met actuellement en œuvre une politique numérique visant à adapter ses services aux nouvelles possibilités créées par les technologies numériques, et à tirer parti des progrès réalisés en termes d’accès aux services publics, de participation civique et de gestion urbaine. Cette transition a soulevé d’importants défis en termes d’accès et d’inclusion, qui, s’ils ne sont pas correctement traités, peuvent créer d’importantes insécurités sociales pour certains de ses résidents», avertit le rapport.
Experts désignés et acteurs privés
Résultat tout aussi peu démocratique: ces sujets de sécurité, décisifs pour le vivre-ensemble et la réputation de la ville, sont l’apanage de quelques-uns. «Nos entretiens nous ont permis de conclure que la sécurité urbaine à Genève est surtout l’affaire d’experts désignés […] Ils ont aussi mis en relief une autre tendance clé: à savoir la pression exercée par une variété d’acteurs pour une surveillance accrue des espaces publics à Genève. […] La police et d’autres entités publiques font constamment pression pour une surveillance accrue.»
Car la sécurité électronique dépasse largement, dans la ville, la lutte contre la criminalité: «Nous avons entendu que l’Université de Genève, désireuse d’empêcher la tricherie lors des examens passés en ligne, prévoyait de collecter les informations biométriques des étudiants. La Fondation des parkings voulait demander des tests sanguins pour les futurs employés. L’Office de la protection des données du canton a heureusement estimé que de tels efforts allaient à l’encontre de la protection des données sensibles.»
«L’Esprit de Genève» et la liberté à l’ère numérique
Conséquence: une emprise problématique d’acteurs non représentatifs et non élus: «A Genève, les technologies de surveillance et leur numérisation croissante n’ont, dans une large mesure, pas été contestées sur le plan éthique ou politique, ce qui a donné aux acteurs publics et privés toute latitude pour améliorer leurs capacités techniques et mettre en œuvre de nouvelles technologies.»
Derrière l’opacité et les tabous, justifiés par le besoin de discrétion, la privatisation du contrôle des espaces urbains bat aussi son plein dans la République. Comme si «l’esprit de Genève», épris de liberté, peinait à trouver ses marques à l'ère du tout numérique.
Retrouvez ici en intégralité le rapport de l’Institut Edgelands