D’abord, le constat: la pauvreté ne cesse d'augmenter en Suisse. Entre 2014 et 2019, le taux de pauvreté est passé de 6,7% à 8,7% de la population, et ces chiffres sont antérieurs à la pandémie, qui va encore accentuer la tendance. Le taux de pauvreté, c’est la part de personnes vivant sous le minimum vital de l’aide sociale, situé à 3900 francs pour une famille de quatre.
Les familles monoparentales - et donc principalement les femmes - sont les premières touchées par la hausse de la pauvreté: une famille monoparentale sur cinq est à l’aide sociale en Suisse. Et, encore une fois, ces chiffres de 2019 précèdent le Covid.
Lors de la pandémie, les migrants sans papiers sont soudain sortis de leur invisibilité, et le monde a pu voir la fameuse file de 2 km de personnes qui attendaient, en mai 2020, de recevoir un sac de nourriture à 25 francs à la patinoire des Vernets. Certains avec des bébés, d’autres en chaise roulante.
Même le «New York Times» en a parlé, étonné qu’une ville comme Genève, célèbre pour ses banquiers, ses horlogers et ses diplomates onusiens, connaisse pareille situation. Mais à cette image d’Épinal s’oppose la réalité: à Genève, le nombre de dossiers suivis par l'Hospice général a augmenté de 76% en dix ans, soit bien plus que la croissance démographique.
Il y a aussi la quasi précarité, ce réservoir de pauvres qui augmente également. D’après les statistiques officielles, 16% de la population suisse est à risque de pauvreté, ce qui signifie qu’à 50 francs près, elle tomberait à son tour sous le seuil. Mais la précarité est plus diffuse encore, en raison des nombreux travailleurs non déclarés qui ont peur de solliciter l’aide sociale.
L’étude insuffisante du phénomène a favorisé le lancement tout récent d’un Observatoire des précarités dans le canton de Vaud, le 12 mai dernier, par la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL). Au niveau fédéral, le Parlement a chargé le Conseil fédéral en juin 2020 de mettre sur pied un monitoring national de la pauvreté, et d’en rendre compte au Parlement tous les 5 ans. Un premier rapport doit sortir en 2025. En attendant, la progression de l’aide sociale, qui dépasse nettement celle du PIB depuis 10 ans, est parlante (chiffres jusqu’en 2018).
Voici une liste d'éléments clefs pour comprendre la précarisation croissante de notre société.
Six facteurs clés en cause
1. Parce que les salaires sont trop bas: En Suisse, 155’000 personnes sont considérées comme des «working poor», ou travailleurs pauvres, selon Caritas. Des personnes qui, malgré leur emploi, ne disposent pas de revenus suffisants pour vivre.
Et le problème n’est pas près de s’arranger sur Vaud. En mars, le Grand Conseil vaudois a rejeté l’idée d’un salaire minimum à 23 francs de l’heure, qu’avaient accepté les Genevois en 2020. Avec l’inflation actuelle sur les denrées alimentaires, l’essence et l’électricité, le pouvoir d’achat des petits salariés se dégrade rapidement.
Parmi les working poor, qui sont en majorité des familles monoparentales, les femmes sont concernées au premier chef, car elles sont nombreuses à occuper des emplois mineurs ou sans protection sociale et à se trouver juste au-dessus du seuil de pauvreté. Dans le secteur de l’économie domestique, qui concerne 50% des sans papiers, les personnes peuvent se retrouver sans ressources du jour au lendemain. Une rupture de contrat a des effets très rapides: perte complète de revenus, insécurité alimentaire.
2. Parce que le logement est trop cher: pour les petits salariés et les jeunes ménages, se loger aujourd’hui est devenu moins abordable que pour les générations précédentes. «Tout un pan des Suisses privés de l’accès à la propriété», titrait le magazine économique «Bilan» en décembre dernier. D’un côté, les prix des appartements n’ont cessé de monter depuis 20 ans. De l’autre, les exigences en matière de financement se sont durcies: les revenus bruts nécessaires pour acquérir une PPE dans la région lausannoise ont doublé en dix ans.
Pour les catégories précaires, cette cherté mène au «mal logement», un phénomène méconnu mais qui existe en Suisse, selon Maud Reitz, collaboratrice scientifique au Laboratoire de recherche santé-social de la HETSL. Il s’agit des lieux qui ne correspondent pas à la définition légale de logement et qui sont privés des droits associés à celui-ci.
À lire aussi
On voit ainsi des gens vivre dans leur voiture, dans un camping-car, dans des lieux désaffectés qui peuvent être détruits et dont ils peuvent être expulsés, dans des cabanes en forêt... Un phénomène largement connu en France et aux Etats-Unis, mais invisible en Suisse: que la chercheuse Maud Reitz veut contribuer à étudier.
3. Parce que les primes maladie sont inabordables: en raison de la hausse incessante des primes d’assurance maladie, qui ont explosé de 130% ces 20 dernières années, beaucoup de budgets modestes peinent à suivre. Aujourd’hui, 37% des ménages en Suisse (1,5 million de ménages) sont subventionnés pour pouvoir payer leurs primes.
C’est deux fois plus qu’en 1996, date à laquelle ont commencé les statistiques. Et le montant des subsides versés a quadruplé par rapport à 1996. Pour les ménages qui n’ont pas droit aux subsides, les primes sont un poste toujours plus lourd qui grignote le revenu disponible. À Genève, rappelons qu’en raison du coût élevé de la vie, les ménages disposent du plus bas revenu disponible de Suisse.
4. Parce que les retraités vivent moins bien: près de 20% des retraités de plus de 65 ans en Suisse sont proches du seuil de pauvreté, selon Pro Senectute, et leur nombre va augmenter à l’avenir. Avec la hausse du coût de la vie, ceux qui vivent seulement avec l’AVS et quelques prestations complémentaires n’arrivent plus à finir le mois et doivent se serrer la ceinture. Pourtant, en 2021, l’AVS a publié un résultat d’exploitation de 2,6 milliards, qu’elle thésaurise.
Le 2ème pilier ne garantit pas non plus la sécurité financière. Une étude d'UBS de 2020 indiquait que l'AVS et le 2e pilier cumulés ne représentent que 60% du dernier salaire des retraités, ce qui ne suffit pas pour couvrir les dépenses de ceux qui étaient de petits salariés. Et ce constat avait été fait avec une inflation de 0,3%, et non de 2,5%, comme actuellement.
À lire aussi
5. Parce qu’on fait face au problème du non recours des plus précaires. Comme l’a révélé de manière brutale la pandémie, de nombreux précaires, essentiellement des migrants sans papiers, ne recourent pas à l’aide sociale, alors qu’ils y ont droit, préférant la charité.
Comme l’explique un rapport de la HETS, «ces personnes étaient jusque-là souvent invisibles, car elles passent sous le radar des autorités et n’apparaissent pas dans les statistiques officielles, qui ignorent le non recours aux prestations» sociales et sanitaires. «On ne se sent pas légitime de demander quoi que ce soit parce qu’on est en situation irrégulière», explique un sans-papiers dans une étude sur les conditions des migrants sans papiers à Genève, menée par Aline Duvoisin, post-doctorante et chercheuse à l’Université de Genève.
6. Parce que l’accès à la formation n’est pas égal: un bénéficiaire sur deux de l'aide sociale n'a pas achevé de formation. Le manque de qualifications est à la base du problème et affaiblit les chances sur le marché du travail, poussant les chercheurs découragés à rester à l’aide sociale.
Dès lors, investir dans la formation doit être l'une des priorités dans la lutte contre la pauvreté, selon Caritas. C’est pourquoi la réforme de la loi sur l’aide sociale à Genève va désormais mettre les forces sur la formation et sur l’employabilité des bénéficiaires de l’Hospice général, afin de favoriser leur insertion. Insertion à laquelle les entreprises devront prendre une part active, en travaillant main dans la main avec l’Hospice général.