Les droits des locataires sont en perte de vitesse. Outre les résiliations de bail sans motif qui se multiplient, contester le loyer initial devient toujours plus difficile pour les locataires. En cause: une évolution récente de la jurisprudence du Tribunal fédéral (TF), qui, dans son examen pour établir si un loyer est abusif et conduit à un rendement excessif, raisonne désormais plus en faveur de l’investisseur, depuis cinq ans.
«Le TF a émis une série d’arrêts défavorables aux locataires, regrette Christian Dandres, député socialiste au Conseil national. Les loyers deviennent si élevés que près de la moitié de la population est exclue du marché locatif, ajoute l’avocat genevois qui défend les locataires depuis une quinzaine d’années.» L'ASLOCA lance une initiative populaire contre les loyers trop élevés, dont le coup d'envoi est attendu ce printemps.
Loyers admissibles nettement plus hauts
«Je confirme que la jurisprudence du TF est clairement devenue très favorable aux investisseurs», répond Carole Wahlen, avocate et présidente de l’ASLOCA Vaud. La spécialiste FSA en droit du bail explique que les taux de rendement admissibles pour les propriétaires ont augmenté: le rendement net est passé de 0,5% au-dessus du taux hypothécaire de référence (1,75% actuellement), à 2%. Cela signifie que le TF calcule les loyers sur la base d’un rendement net admissible, pour le propriétaire, de 3,75% désormais et non plus de 2,25%. Ce qui permet des loyers admissibles nettement plus hauts.
Jusqu’ici, les critères pour évaluer le rendement net reposaient sur des arrêts datant de 1986 et 1994. Les nouveaux critères ont été décidés par un arrêt du TF du 26 octobre 2020. Dans cet arrêt, le TF «modifie deux paramètres servant à déterminer le loyer initial admissible.»
Influence des milieux immobiliers
Le deuxième paramètre cité dans l’arrêt, c’est celui de l’indexation des fonds propres sur l’inflation. Auparavant, le propriétaire pouvait les indexer à hauteur de 40%. Depuis fin 2020, il peut les indexer à hauteur de 100%. Ce qui, là aussi, justifie un loyer initial plus haut. En tout, ces mesures «reviennent à quadrupler le pourcentage de marge admissible des propriétaires sur leur rendement», a estimé Christian Dandres dans un article du Courrier du 7 janvier.
Derrière cette inclinaison de la jurisprudence, des milieux immobiliers influents. L’arrêt précité s’est en effet inspiré d'une motion du conseiller national Olivier Feller (PLR/VD), directeur de la Chambre vaudoise immobilière (CVI) et secrétaire général de la Fédération romande immobilière (FRI) depuis septembre 2007.
Ce sont ses arguments qu’a repris le TF, lorsqu’il justifie sa décision par les changements des conditions du marché et en particulier, la baisse durable des taux hypothécaires, blâmée pour avoir «conduit à des loyers très bas», qui sont «insuffisants pour les caisses de pension qui doivent servir des rentes à leurs assurés et (...) pour les autres propriétaires immobiliers qui courent aussi des risques.»
Une motion refusée au Parlement
Si les arguments d’Olivier Feller figurent dans l’arrêt, sa motion allant dans le même sens a pourtant été rejetée par le Parlement, rappelle Carole Wahlen. «C’est ainsi que, petit à petit, on grignote la protection des locataires, en dehors du processus démocratique.»
«Le TF ne fait qu’interpréter les règles de droit décidées par le politique», répond Olivier Feller. Il estime que le politique «n'a jamais réussi à trouver un chemin pour réformer le droit du bail ces 20 dernières années.» Pour le libéral-radical qui représente les milieux professionnels de l'immobilier depuis 23 ans, «ce ne sont pas les représentants des propriétaires qui se sont montrés les moins ouverts au changement lors des débats politiques de ces 20 dernières années.»
Rendements élevés sur le dos du locataire
Président de l'ASLOCA Suisse, Carlo Sommaruga réagit: «Depuis plusieurs années, le TF a intégré dans sa jurisprudence les revendications politiques des milieux immobiliers pour obtenir des rendements plus élevés du capital investi. Aujourd’hui, les investisseurs immobiliers obtiennent des rendements nettement supérieurs à ceux des obligations, des actions et naturellement du dépôt sur compte», note le conseiller national socialiste.
«Au lieu de garantir la protection des locataires contre les loyers abusifs, le TF achève de démanteler le droit du bail, s’indigne à son tour Christian Dandres. Il reprend scandaleusement les demandes des associations de propriétaires. C’est antisocial et antidémocratique parce que les arrêts du Tribunal ne sont pas susceptibles de référendum.»
30 années favorables aux locataires
Pour Olivier Feller, le temps d'un changement était venu: «En matière de rendement pouvant être obtenu par le bailleur, l’interprétation du droit du bail est restée figée pendant une trentaine d’années, à la satisfaction des associations de locataires. Depuis cinq ans, cette interprétation évolue quelque peu, à la satisfaction des associations de propriétaires», souligne le politique vaudois.
Or la cherté ne fait qu'augmenter pour les locataires. Car même sous les nouveaux critères favorables aux propriétaires, «les loyers restent abusifs pour quasiment tous les immeubles acquis il y a plus de 10 ans», avance Carole Wahlen.
Plus généralement, l’avocate vaudoise évoque comment les possibilités de contester le loyer initial, déjà faibles, le deviennent encore plus avec la lourdeur des nouvelles règles, qui font que si le loyer n’a pas augmenté de plus de 10% par rapport au précédent locataire, ou si l’acquisition date de plus de 30 ans, la contestation n’est pas justifiée.
Carole Wahlen cite également le cas des immeubles construits il y a moins de 10 ans, dont les loyers sont encore plus difficiles à contester, «car le rendement peut se situer non pas 2% au-dessus du taux hypothécaire, mais 3,5% au-dessus.» Il s'agit cette fois d'un arrêt du TF d'octobre 2024, transposant la jurisprudence de 2020 aux immeubles récemment construits.
Hausse des loyers: plus que l'inflation et les salaires
L'indice suisse des loyers a subi une hausse de 38% entre 2000 et 2024. «Les loyers ont ainsi augmenté plus fortement que l'inflation et que les salaires», constate le Conseil fédéral. «La pression à la hausse sur les loyers est vouée à se poursuivre, estime Pierre Stastny, avocat à l’Asloca Genève, car il n’y a pas de garde-fous suffisants pour protéger les locataires.» Pour le juriste, «le TF, qui aurait dû mettre de la loi dans le marché, a plutôt mis du marché dans la loi. Les nouveaux baux explosent pour cette raison.»
Pourtant, la Constitution, dans son article 109, fait le choix de protéger le locataire en soulignant que «la Confédération légifère afin de lutter contre les abus en matière de bail à loyer, notamment les loyers abusifs.»
«Le Tribunal fédéral interprète le droit de façon indépendante, souligne Olivier Feller. Comme dans d’autres domaines juridiques, cette interprétation peut évoluer au fil du temps en matière de droit du bail.»
Contacté au sujet du tournant pris dans la jurisprudence, le porte-parole du Tribunal Fédéral, Peter Josi, répond que «dans sa décision du 26 octobre 2020, le Tribunal fédéral expose les raisons qui l'ont amené à modifier sa pratique. Pour le reste, le Tribunal ne commente pas ses décisions.»
Pas d'augmentation de l'offre
Avec des rendements attrayants, les investisseurs construisent-ils davantage? Pas si l'on en croit Carlo Sommaruga. «Le TF a fait sienne la fable des investisseurs immobiliers, selon laquelle plus le rendement est élevé, plus il y a de production de logements. C’est faux. À ce jour, il y a eu des périodes où on a fortement construit et où le taux de vacances a augmenté.»
Pierre Stastny n'observe pas non plus d'effet positif pour les locataires. Si la motivation du TF était d'inciter à construire, dans l’idée que cela créera plus d’offre, et par là une baisse des loyers, ça n'a pas été le cas selon lui. «On a vu par le passé que quand on surconstruit, les prix ne baissent pas significativement. Les états locatifs doivent afficher des rendements attrayants pour un immeuble.»