L’histoire de Joy, véritable miracle de Noël, est avant tout une histoire d’amour et de courage. Sa maman, Tasha Rumley, 42 ans, a dû gravir des montagnes pour finalement donner naissance, le 19 décembre 2024, à cette petite merveille à la vivacité attendrissante et dont le prénom résonne comme une ode à la joie. A commencer par la loi suisse, qu’elle s’emploie de toutes ses forces à modifier… et son célibat.
Un chemin de croix emprunté par toujours davantage de Romandes célibataires dont le désir de maternité est plus fort que toutes les embûches et déconvenues. Une réalité taboue que pourront découvrir les téléspectatrices et téléspectateurs de l’excellent et sensible «Temps présent» de ce jeudi 27 mars, à 20h10, sur «RTS 1», que nous avons pu visionner en primeur.
Tasha Rumley a fait le choix de la procréation médicalement assistée (PMA) après une rupture dévastatrice suivie de plusieurs années d’errance sentimentale. En Suisse, une telle démarche est réservée aux couples mariés – depuis l’introduction du mariage pour toutes et tous, les lesbiennes peuvent aussi en bénéficier. C’est donc en Espagne, où la PMA est autorisée depuis 2006 à toutes les femmes, que la quadragénaire a conçu sa fille grâce au sperme d’un donneur anonyme.
«L’illustré» l’a rencontrée une première fois juste avant son accouchement. Nous sommes retournés la voir mi-mars, chez elle, dans son appartement bordant le paisible et verdoyant parc de Valency, où les premières fleurs du printemps sortent de terre. Joy a 3 mois, gazouille sur son tapis d’éveil et tourne déjà (presque) toute seule les pages d’un livre rempli de gentils dinosaures et d’innocence.
Le tic-tac de la fertilité
Nous nous installons dans la cuisine ouverte sur le salon et son beau parquet foncé. C’est l’heure de se mettre à table: «Tout commence vraiment à mes 35 ans, souffle notre interlocutrice à la riche carrière dans le journalisme, l’écriture et l’humanitaire. J’avais alors un conjoint avec qui je pensais passer ma vie.»
Elle sourit et se prépare à donner le sein à son nourrisson: «Nous n’étions pas mariés pour de vrai, mais nous avions fait un mariage hippie. Nous étions tous les deux au Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Nous avons été séparés pour quatre missions, soit durant quatre ans, et notre relation s’est détériorée. Il a rencontré quelqu’un et il est parti. L’année de mes 35 ans, c’est l’année où nous avions prévu d’avoir un bébé. Pour une femme, se retrouver seule à ce moment-là, c’est le pire scénario.»
La spécialiste de l’Ukraine, qui a notamment noirci les colonnes de feu «L’Hebdo», confie que, pour elle, la perte de ce conjoint a été «destructrice». Une épreuve qu’elle n’avait pas vue venir, suivie d’une terrible dépression. «Quand j’ai commencé à émerger deux ans plus tard, j’ai fait congeler mes ovocytes à Lausanne, glisse-t-elle. Mon rêve était tout à fait conventionnel. J’ai toujours voulu avoir des enfants, fruits d’un grand amour avec un homme. Je ne m’étais jamais dit que je ferais un bébé seule, car je trouvais ça triste. En réalité, je continue de trouver ça un peu triste. Mais renoncer à mon envie viscérale parce que mon compagnon avait décidé de partir et que je ne trouvais pas un nouveau conjoint était une profonde injustice.»
Bien sûr, avant de se résigner à donner la vie en solitaire, Tasha Rumley a nourri l’espoir d’ouvrir à nouveau son cœur et de reprendre son idéal là où elle l’avait laissé. Une quête amorcée via les applications de rencontre. «J’ai matché avec des mecs sur Tinder et Bumble et j’ai aligné les catastrophes, lâche-t-elle. J’ai vu beaucoup d’hommes mariés ou qui ne voulaient pas d’enfants parce qu’ils en étaient eux-mêmes. Autour de moi, on me disait le cliché que j’étais belle et intelligente, donc que j’allais forcément retrouver quelqu’un qui partageait mes attentes et mes sentiments. Mais cela n’arrivait pas… Et puis, plus le temps passait, plus je sentais le tic-tac de la fertilité et plus je mettais la pression sur ceux que je rencontrais, même si je réalisais après coup que ce n’étaient pas les bons. C’étaient des liaisons sans amour.»
En 2022, elle accepte que son envie d’enfant transcende son souhait de faire couple. Des amies lesbiennes lui recommandent vivement une clinique à Madrid, elle fonce. Cette décision n’est toutefois que la première étape d’un difficile et onéreux parcours. «Au total, avoir un bébé m’aura coûté 30'000 francs, dévoile-t-elle. Après un an et demi d’ascenseur émotionnel, la quatrième tentative, en avril dernier, a été la bonne.»
Qu’a-t-elle ressenti lorsque les deux barres synonymes de délivrance sont enfin apparues sur son test de grossesse? «Que tout ça en valait la peine, même si ces démarches avaient été infiniment dures. A chaque fois, je partais à 5 heures du matin en direction de l’aéroport de Genève et je rentrais le jour même, à minuit. Sauf lors du dernier voyage, durant lequel je suis restée cinq jours en Espagne pour me reposer.» Tasha Rumley soupire et souligne: «Malgré le soutien inconditionnel de mon entourage, c’est une épreuve douloureuse et solitaire. Les choses auraient tellement été plus simples si j’avais pu effectuer la PMA à Lausanne…»
Combattre pour les suivantes
C’est déjà enceinte de Joy qu’elle entend parler de l’association romande MamanSolo, une organisation qui s’adresse aux femmes résidant en Suisse ayant choisi de faire un enfant sans partenaire. «Quand je l’ai rejointe, j’ai constaté que j’étais loin d’être un cas isolé puisque nous sommes maintenant près de 200 membres, reprend-elle. Certaines sont déjà mères solos, d’autres sont en cours de PMA et d’autres encore sont au stade de la réflexion, sans être sûres de se lancer un jour. Notre objectif est multiple: se conseiller, s’apporter du soutien, permettre à nos enfants d’en rencontrer d’autres qui, comme eux, n’ont pas de père.»
De son côté, Tasha Rumley s’est donné la mission de faire changer la loi pour que les célibataires du futur puissent réaliser leur désir d’enfant en Suisse. Depuis un an, elle multiplie les contacts politiques et s’est déjà rendue plusieurs fois sous la Coupole, à Berne, pour convaincre des élus. «Notre cause est juste et dès qu’on explique les enjeux, on peut convaincre dans tous les partis. Car nous, les célibataires, nous ne sommes pas stériles et nous pourrions faire des enfants à la sauvage, dans le dos d’hommes de passage ou en achetant du sperme sur internet. Faire une PMA est une manière éthique de concevoir un bébé, alors il est injuste que la loi nous l’interdise et nous pousse vers la clandestinité.»
Les formations conservatrices seront très difficiles à convaincre, Tasha Rumley le sait. Mais elle est convaincue que le Parlement est moins progressiste que la population suisse. «D’ailleurs, la plupart des gens ignorent que la PMA est interdite aux célibataires et s’en étonnent, assure-t-elle. Cette interdiction ne reflète pas une volonté populaire.»
Savoir d’où l’on vient
Le débat se focalisera certainement sur le bien-être de l’enfant, une question qui touche particulièrement Tasha Rumley. «Qui peut dire que je suis indigne d’être mère parce que je suis seule? Ou que ma fille est malheureuse? La Commission nationale d’éthique a publié un rapport en 2019 recommandant de légaliser la PMA pour les célibataires, car rien n’indique qu’un enfant né d’une mère seule soit menacé dans son bien-être. Et la commission a souligné qu’il était absurde d’empêcher des enfants de naître au nom de leur bien-être!»
Par ailleurs, si la PMA est accordée aux célibataires, leurs futurs enfants auront le droit de connaître leurs origines. Cela ne sera pas le cas de Joy, car, en sélectionnant l’Espagne, sa mère a fait le choix d’un donneur anonyme. «Je ne voulais pas qu’elle vive dans l’attente de trouver un père à sa majorité, justifie-t-elle. J’avais très peur qu’elle nourrisse des faux espoirs et qu’elle se fasse rejeter, ce qui aurait été terriblement violent. J’ai estimé qu’il serait mieux – et plus juste – de lui éviter ça en lui disant tout simplement qu’elle avait un géniteur, certes, mais que son unique rôle avait été celui de matériau génétique et qu’il n’avait jamais existé dans sa vie et qu’il n’existerait jamais.»
Craint-elle que sa fille finisse par lui reprocher cette décision? «Je ne sais pas si mon choix est le bon et les psychologues semblent désormais dire que non, reconnaît-elle. Peut-être que malgré mes explications, elle m’en voudra et qu’elle sera en colère. Auquel cas, je lui présenterai mes excuses et l’aiderai dans ses démarches si elle souhaite en entamer. Au vu de l’évolution des tests ADN et de leur facilité d’accès, il sera sans doute possible de trouver des informations à sa majorité si c’est ce qu’elle veut.» Elle rebondit: «C’est aussi parce que je me suis retrouvée seule face à internet que j’ai fait ce choix du donneur anonyme. S’il avait été possible de me faire conseiller et guider par des spécialistes ici, les choses auraient peut-être été différentes. Dans tous les cas, je n’ai voulu que le meilleur pour ma fille, avec les outils à ma disposition. J’espère qu’elle le comprendra.»
La mobilisation de Tasha Rumley
Résultat de sa mobilisation, des élues et élus de tous les partis viennent de déposer une seule et même initiative parlementaire: le libéral-radical (PLR) valaisan Philippe Nantermod, la Verte vaudoise Léonore Porchet, la socialiste vaudoise Brigitte Crottaz, la Vert’libérale bernoise Kathrin Bertschy, la figure genevoise de l’Union démocratique du centre (UDC) Céline Amaudruz et la centriste zurichoise Nicole Barandun. Un geste collectif rare qui montre que l’enjeu dépasse les lignes partisanes, pile au moment où le Conseil fédéral a annoncé son projet de nouvelle loi sur la PMA excluant les célibataires, contrairement à la majorité des pays occidentaux.
Cet article a été publié initialement dans le n°13 de L'illustré, paru en kiosque le 27 mars 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°13 de L'illustré, paru en kiosque le 27 mars 2025.