Cela a commencé il y a quelques mois. Les habitants d’un immeuble situé à Carouge (GE) ont vu apparaître d’importantes moisissures sur les murs, carrelages et sols de leurs appartements. «Les surfaces étaient entièrement recouvertes d’une couche noire», nous raconte un des habitants, logé par l’Hospice général.
Il s’en est plaint en fin d’année, puis a dû se procurer un certificat médical pour son enfant en bas âge, attestant que les moisissures posaient un risque de pathologies respiratoires et d’allergies. «L’Hospice a reconnu le problème et, une semaine plus tard, nous étions relogés.»
Vieux et mal isolé
Sur place, nous découvrons un bâtiment visiblement ancien et très mal isolé. Un autre habitant, qui réside toujours dans l’immeuble, nous reçoit. Les murs et intérieurs des armoires présentent des moisissures, qu’il doit éliminer régulièrement à l’eau de javel. Après des allers-retours avec la régie, le couple attend les travaux. «Ils commencent le 20 février et dureront deux semaines», explique ce père de famille avec une enfant de 1 an. «On prévoit de s’absenter durant l’intervention, à nos frais.»
Toutefois, les travaux ne porteront pas sur un assainissement en profondeur, regrette ce locataire, qui s’y connaît dans les métiers du bâtiment. «Ce sera une isolation de surface. Les tapisseries seront arrachées, une colle isolante sera posée, et des panneaux seront collés. On ne sait pas si cela suffira.»
Selon le registre foncier, l’immeuble appartient à Telis SA, société agissant pour le compte du milliardaire Claude Berda, et dirigée par son bras droit Jean-Bernard Buchs. La régie responsable est Gérofinance Régie du Rhône. Son président, l’homme d’affaires Jérôme Félicité, en était actionnaire jusqu’à mi-2024. Claude Berda est actionnaire de la régie depuis 2015.
Peu d’intérêt à investir
Comment cet immeuble en est-il arrivé là? D’après les habitants, le bâtiment a subi des infiltrations d’eau depuis des mois. Le taux d’humidité n’a cessé d’augmenter, causant les fortes moisissures. A l’évidence, le bâtiment n’a pas bénéficié de travaux depuis longtemps. «Il n’est pas entretenu, le propriétaire n’y investit plus», témoignent des habitantes originaires du Kazakhstan.
Cause probable: un plan localisé de quartier (PLQ), déposé par la commune de Carouge, qui concernerait plusieurs parcelles. Le projet rencontrerait actuellement des oppositions, mais pourrait se concrétiser d’ici 5 à 10 ans. Si bien qu’un certain flou règne quant à l’avenir de l’immeuble, qui à terme, sera probablement démoli.
Dès lors, le propriétaire actuel montre peu d'intérêt d'y investir, car il devra probablement céder ses parcelles à la commune. «En pareils cas, des négociations ont lieu. Mais le propriétaire ne pourra valoriser que le terrain: l’immeuble en lui-même ne vaudra pas grand-chose», selon une personne au fait de ce type de transactions.
Baisse de loyer refusée
En attendant, une des familles que nous avons rencontrées, qui paie 2300 francs pour un 4,5 pièces (y compris les charges), estime que la régie aurait dû proposer un dédommagement, ou une baisse de loyer. «Mais ils n’entrent pas en matière.» Ce loyer reste en réalité avantageux, si on le compare aux 3200 francs estimés en moyenne par le portail d’évaluation CIFI/IAZI pour cet emplacement.
Mais nos différents témoins évoquent, outre l’humidité et l’insalubrité, la mauvaise qualité des canalisations, ainsi que le froid dans les pièces de l’immeuble, aux murs très fins. Faute d’isolation appropriée, la température a chuté cet hiver. «Il faisait 16-18°C dans notre appartement.» Nous constatons alors la présence d’un radiateur dans le salon de ce locataire. «On l’a acheté, mais il fera exploser notre facture d'électricité.»
Des personnes à l’Hospice, qui n’ont pas le droit d’avoir un radiateur, disent porter des vêtements chauds à l’intérieur. En nous montrant les colles hydrofuges qu’elles placent sur les joints de leurs carrelages dans la cuisine, elles se plaignent en outre de n’avoir jamais eu de four depuis 10 ans: «L’Hospice évoque un ampérage insuffisant dans cet appartement.»
Une situation paradoxale quand on sait que Jérôme Félicité, qui détenait jusqu'à récemment la régie, s'était donné comme objectif, selon un article de PME Magazine de juin 2022, «d’aider les clients et propriétaires d’immeubles à rénover leurs biens et à en améliorer l’efficience énergétique: changement de chauffage, remplacement des fenêtres, isolation des murs et des toitures…»
«Diligence et professionnalisme»
Contactée, la régie assure que l’immeuble «est géré avec diligence et professionnalisme». Dès qu’elle a appris le problème des infiltrations, elle a organisé des travaux dès le 20 janvier 2025, mais des habitants n’ont pas donné accès à leurs logements. Le père de famille nous confirme avoir craint que sa fille de 1 an n’avale des résidus de chantier.
«La régie est toujours à la recherche de solutions dans l’intérêt des locataires et des propriétaires, poursuit le service de communication de Gérofinance. En ce cas, elle est plus sensible à la situation particulière de personnes en situation précaire. Sa relation de partenaire avec l’Hospice Général est très bonne. C’est ensemble qu’ils font face à des problématiques et trouvent des solutions.»
Les travaux iront de l’avant, mais au final, la situation de l’immeuble répond à une logique économique inhérente aux investisseurs. «Un propriétaire vise un retour sur investissement», rappelle un expert immobilier genevois. «Il faut aussi comprendre sa logique: difficile, s’il sait que l’immeuble sera démoli, même dans 10 ans, d’y investir à perte.» Dans ce genre de cas, «il y a plus de rafistolage qu’une remise complète à neuf», confirme un autre expert.
Et un troisième: «Assainir un immeuble qui a des infiltrations d’eau est extrêmement cher, et les propriétaires n’ont pas le droit d’augmenter suffisamment les loyers pour être rentables», souligne Patrice Choffat, fondateur du courtier immobilier Bestag, basé à Zurich. «Au final, c’est la protection des locataires qui fait les moisissures», provoque-t-il.
Aucun frais en première instance
Les experts interrogés s’accordent sur le fait qu’un propriétaire doit quand même faire le «minimum nécessaire pour que les logements soient viables». Cependant, «on ne peut pas avoir des loyers aussi bas et des services parfaits», ajoute Patrice Choffat. Il note un autre grand problème pour les propriétaires: la lenteur créée par les oppositions et par la justice en général. «A Zurich, on a aussi des oppositions, mais on délivre les permis de construire quand même plus vite qu'à Genève.»
Les locataires ont par ailleurs les moyens de se défendre. D’une part, ils peuvent consigner leur loyer (sauf s’ils sont à l’aide sociale). D’autre part, ils peuvent interpeler la justice genevoise directement. Au Tribunal des baux en première instance, ils n’encourent aucun frais, et n’ont pas l’obligation de prendre un avocat.