L’humoriste Claude-Inga Barbey n'aurait sans doute pas osé caricaturer les Noirs comme elle a dépeint les Asiatiques fin novembre. Les commentaires négatifs auraient peut-être été encore plus nombreux, voire plus violents. Et certains sont déjà virulents: «Sérieusement, comment ceci a-t-il pu être publié sous la supervision du «Temps»? Cet humour ne passe plus depuis 60 ans, et encore. C’est simplement offensant et raciste. Et qu’on ne vienne pas dire que les Chinois sont susceptibles. Montrez ceci à CNN et ils se feront un plaisir de rédiger un article sur la Suisse à la mentalité d’un autre âge. Quelle honte et quel malaise envers la communauté chinoise de Suisse».
Sur la toile, la colère vrombit. En cause: le sketch «Loi Covid: l’œil de Pékin», diffusé par «Le Temps», notamment sur YouTube le 22 novembre. Dans cette vidéo, «Jacqueline la psy névrosée reçoit une énième patiente aux symptômes étranges», pose la description. Accrochez vos ceintures! La patiente, à l’accent alémanique prononcé et également jouée par Claude-Inga Barbey, raconte à sa thérapeute avoir confondu fourchettes à fondue avec baguettes, ne manger que du riz et nourrir «ma» chien avec des pousses de bambou. «Le pire, c’était dimanche parce que j’ai mangé mon cochon d’Inde en ragoût.»
«Chin-toc»
Le dialogue se poursuit et Jacqueline la psy névrosée lance ses questions:
- Avez-vous observé dernièrement une légère coloration jaune de la peau, puis une légère déformation des paupières?
- Oui, maintenant que vous dites ça,… (La patiente se tire les yeux pour mimer les yeux bridés) Qu’est-ce que j’ai docteur?
Pas si vite. La thérapeute veut encore savoir si sa visiteuse est systématiquement attirée par les caméras de surveillance, si elle a dénoncé un collègue dernièrement pour comportement inadéquat ou si elle note et donne des points à ses partenaires d'open space. En face, un mouvement de tête acquiesce.
Pour Jacqueline la psy névrosée, qui écrase son nez avec des baguettes, pas l'ombre d'un doute: sa cliente souffre du «syndrome de l’électeur pris au piège». Elle a voté «oui» à la loi Covid pour que les personnes concernées puissent toucher des aides financières mais, en même temps, elle craint la surveillance potentielle des masses, comme en Chine. Cette amertume devient symptôme, «le symptôme chinois». En fin de sketch, Claude-Inga Barbey imite un accent chinois ultra-stéréotypé en joignant ses mains. Clou du spectacle et conclusion: elle remplace son habituel «et toc» par un… «et Chin-toc».
«Insultes de préau d’école»
Ce bide en retourne d'autres. En ligne, la résistance s’organise. Notamment autour d’un message publié il y a quelques jours sur le réseau social professionnel LinkedIn, en anglais. «Si vous êtes annonceur dans «Le Temps», réfléchissez s’il vous plaît [et décidez] si vous voulez voir votre marque ou institution associée à ce comportement irresponsable.» Deux mots-dièse ponctuent le post de Jonathan Moy de Vitry: «#stopracism» et «#stopasianhate». En clair, le Genevois, aux origines chinoises par son père, dénonce un cas de racisme anti-asiatique, qui réifie ou maintient par définition les rapports de domination entre les Blancs et les autres.
«Claude-Inga Barbey utilise l’injure «chintok», tire sur ses yeux, imite un accent chinois et parle de manger son animal de compagnie… Exactement les mêmes tropes racistes utilisés pour me harceler quand j’étais enfant», s’attriste le vidéaste americano-suisse.
Le trentenaire se souvient avoir été traumatisé. «A 14 ans, j’ai décidé d’arrêter de dire que j’étais Chinois, glisse-t-il à Blick, gêné. Pour ne plus subir ces stéréotypes-là, je disais que j’étais Hawaïen. Les insultes de préau d’école n’ont pas leur place sur une plateforme numérique d’un journal sérieux. Cette vidéo est crue et vulgaire. Et le timing est particulièrement mauvais: il y a une vague de haine anti-Asiatiques depuis le début de la pandémie.» Phénomène visibilisé par le «#JeNeSuisPasUnVirus» début 2020, dont «Le Temps» s’était d’ailleurs fait l’écho.
Commission fédérale contre le racisme «consternée»
Certains de ses amis se sont sentis «écrasés» par cette vidéo, assure-t-il, et sa mère s’est désabonnée du «Temps». «On nous donne le sentiment de ne pas faire partie de la même société, d’être une race inférieure. Cette vidéo doit être retirée et «Le Temps» doit arrêter de travailler avec Claude-Inga Barbey. Elle aurait dû connaître ses limites. Ce n’est pas la première fois qu’elle va trop loin.» Référence à peine voilée à sa vidéo jugée transphobe, déjà publiée par le même média, à la source d’une immense polémique, qui avait même fait l’objet d’un «Infrarouge» sur la RTS en mars 2021. Après l'émission, Claude-Inga Barbey avait été escortée par la police.
Aujourd'hui, Jonathan Moy de Vitry n’est pas le seul à être scandalisé par la «nouvelle provocation» de la jeune sexagénaire. «Je suis consternée, soupire Martine Brunschwig Graf, présidente de la Commission fédérale contre le racisme. D’habitude, j’aime bien ce que fait Claude-Inga Barbey. Mais là, ce n’est pas drôle, c’est insultant, inutilement blessant et de mauvais goût. Ce sketch véhicule les pires stéréotypes sur les personnes asiatiques ou d’origine asiatique. Ces propos peuvent être considérés comme racistes à l’égard d’une communauté déjà exposée à cause du Covid.» Elle cite notamment les diatribes de l’ex-président des Etats-Unis Donald Trump, qui faisait — et fait encore — régulièrement référence au «virus chinois» ou à la «kung flu», jeu de mots entre «kung fu» et «flu» («grippe» en anglais).
Ne peut-on donc pas rire de tout? «On peut rire de tout mais s’en prendre à la dignité des autres n'est pas acceptable, coupe l’ancienne conseillère d’Etat PLR genevoise. Ici, on se moque d’individus sur la base de préjugés. On ne se moque pas d’un politicien qui aurait dérapé ou du régime politique en place en Chine! On n’est plus au stade de l’humour.» Sur la même ligne, la Fondation contre le racisme et l’antisémitisme demande le retrait de la vidéo dans les colonnes de «20 Minuten».
Claude-Inga Barbey: «Je ne suis pas raciste»
Contactée par Blick, la comédienne rejette net toutes ces accusations. «Cette vidéo n’est absolument pas raciste, écrit-elle dans un courrier électronique. Je ne suis pas raciste, ni transphobe, ni rien de tout ça…» La Genevoise étaye le propos de sa saynète: «A travers ces deux personnages, qui sont bien, j’insiste une fois de plus, des personnages, j’ai voulu exprimer les craintes ambiantes quant à la votation sur la loi Covid du mois de novembre. Votation polémique à double entrée. Soit: d’un côté la pérennisation des aides financières et, de l’autre, le certificat Covid. J’ai voulu exprimer la crainte d’une partie de la population d’être victime, si la loi Covid passait, d’une surveillance numérique étatisée similaire à ce que vit la population chinoise avec la reconnaissance faciale et le système du crédit social».
Elle défend la satire. «Il ne s’agit pas d’une vidéo documentaire, mais d’une vidéo de fiction et d’humour qui, comme mes précédentes, reflète les interrogations, les colères, les angoisses des gens. Il n’y a pas de jugement de valeur dans mes vidéos. Elles reflètent juste l’air du temps.» En lisant son texte, impossible de ne pas percevoir une pointe d’agacement. «L’émission de la RTS «Temps présent» a diffusé il y a peu un documentaire sur le même sujet — la société chinoise actuelle — et là, personne ne dit rien alors??!… Et je terminerai en disant que je trouve que ça commence vraiment à être très, très difficile de travailler dans ce métier.»
Tensions en rédaction
Un coup de sonde au sein de la rédaction du «Temps» permet d’affirmer que cette vidéo et les productions de Claude-Inga Barbey en général ne plaisent pas à tout le monde, surtout au sein de la (plus) jeune génération. Certaines et certains les jugent problématiques au niveau de l’image, affirment avoir honte ou dénoncent un humour de boomer blanc hétérosexuel. Mais depuis la discussion nourrie autour du sketch jugé transphobe — qui avait vu, selon plusieurs témoignages, s’affronter celles et ceux qui s’indignaient et celles et ceux qui défendaient la liberté d’expression — le débat se serait estompé. De guerre lasse, peut-être. Et entre-temps, ces vidéos ont trouvé leur public.
Le sketch ne sera pas retiré. «Cette vidéo est à replacer dans le contexte de ce que réalise Claude-Inga Barbey pour «Le Temps», c’est-à-dire des sketchs en lien avec l’actualité qui mettent en scène des personnages névrosés, amorce Madeleine von Holzen, rédactrice en chef. La liberté de l’humoriste fait partie de la liberté d’expression que nous défendons, également à travers des papiers d’opinion, par exemple. Nous encourageons la diversité des points de vue et la discussion au sein de notre média est ouverte.»
Séparer l’humour du média qui le diffuse
Pour elle, il faut séparer l’humour du média qui le diffuse. «Nous ne nions aucune souffrance, d’aucun groupe de la population: «Le Temps» a traité et continuera de traiter ces sujets de manière journalistique, souligne Madeleine von Holzen. Il ne faut pas confondre deux registres extrêmement différents.»
Il faut un peu insister pour obtenir une prise de position sur le fond. La rédactrice en chef comprend-elle les accusations de racisme anti-asiatique? Pas vraiment. «Nous n'estimons évidemment pas que cette vidéo est raciste. Et il n'y a jamais eu aucune intention de blesser de la part de Claude-Inga Barbey, ni du «Temps». Mais libre à chacune et chacun de considérer de manière subjective et personnelle cet humour.»