C’est un mardi matin maussade. A Belp, dans le canton de Berne, Martin Sonderegger monte à bord d’un Pilatus PC-12 appartenant à la Confédération. Le chef de l’Office fédéral de l’armement (Armasuisse) est accompagné de ses principaux collaborateurs dans le cadre de l’acquisition d’avions de combat: le responsable du programme Air2030 Peter Winter, le chef de projet Darko Savic et le pilote d’essai en chef Bernhard Berset.
Le vol est court. Après 50 minutes, le petit avion atterrit en Italie, sur la base aérienne de Cameri, à une heure de route à l’ouest de Milan.
C’est là que le général trois étoiles italien Luciano Portolano accueille la délégation d’Armasuisse. Sa carrière de commandant de troupes internationales l’a conduit en Irak, au Liban et en Afghanistan. Depuis peu, il est le responsable de l’armement italien et l’une de ses missions est bien particulière: prouver à son homologue suisse que les F-35A américains peuvent très bien être made in Italy.
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Deux sites de production pour le F-35
Car le fameux avion de combat du constructeur Lockheed Martin, dont le pays entier parle depuis plusieurs mois, est fabriqué sur deux sites fort éloignés: aux USA, à Fort Worth, près de Dallas au Texas, mais aussi à Cameri, non loin de la frontière suisse!
L’Italie, qui a commandé 90 appareils F-35 aux États-Unis, a investi dès 2013 des centaines de millions d’euros dans une usine d’avions. Aujourd’hui, le groupe d’armement public Leonardo construit, pour le compte de Lockheed Martin, des ailes pour la production de F-35. Il effectue cette tâche dans un premier hall et dispose d’un deuxième pour l’assemblage final des appareils destinés au marché européen.
«Nous livrons un appareil exactement identique, dans les mêmes délais que les Américains. La qualité et le prix sont les mêmes!», vante Pietro Alighieri, le directeur italien du programme F-35. «Chaque pays peut choisir de faire fabriquer ses jets aux États-Unis ou chez nous.»
«Plus simple, moins cher et plus durable»
Une telle possibilité est évidemment intéressante pour la Suisse, affirme le directeur général de l’armement Martin Sonderegger. «Ce serait plus simple, moins cher et plus durable de pouvoir tester et reprendre nos avions ici, ne serait-ce que parce que nous n’aurions pas à les faire traverser l’Atlantique.» Le personnel fédéral chargé des essais et de la réception n’aurait qu’à prendre le train dans la journée — le trajet dure moins de quatre heures depuis Berne — au lieu de devoir planifier un voyage aux Etats-Unis.
Les huit premiers des 36 avions F-35A commandés par la Suisse devraient tout de même être produits au Texas, afin que les instructeurs des pilotes suisses puissent être formés directement chez le fabricant. Les jets s’envoleront ensuite vers la Suisse en compagnie d’un avion de ravitaillement. Les autres appareils devraient être produits en Italie. Les créneaux de production sont prévus de 2027 à 2029.
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Un «game changer»
L’avion de combat américain deviendrait donc presque européen. Le fait que la Suisse se soit décidée contre l’Eurofighter ou le Rafale français, des appareils de conception européenne, était l’une des principales critiques de l’initiative populaire contre le F-35. Des défauts techniques et une capacité opérationnelle douteuse avaient aussi été avancés.
Martin Sonderegger semble affecté lorsque cette remarque lui est adressée. Mais sa réponse fuse: «Nos collaborateurs ont examiné les quatre jets de manière impartiale. Le résultat est clair: le F-35 est de loin celui qui offre le meilleur rapport qualité-prix sur l’ensemble de son cycle de vie.»
Bernhard Berset, le chef pilote, précise: «Le F-35 appartient à une nouvelle génération de jets, explique-t-il. Il a 20 ans d’avance technologique sur ses concurrents. Pour la défense aérienne, c’est un game changer. Il est à peine visible sur les radars et est équipé de capteurs qui composent une image complète de la situation pour le pilote.»
Production de masse
Comment se fait-il que l’avion de combat le plus moderne du monde soit en même temps le moins cher? Martin Sonderegger ne laisse planer aucun doute: «C’est grâce à sa production de masse! Quatorze pays ont commandé pour un total de plus de 3000 jets. Le développement des pièces de l’appareil en devient bien plus économique.»
Le directeur italien du programme F-35, Pietro Alighieri, explique que 3404 jets ont été d’ores et déjà livrés ou commandés dans le monde. En Italie, il doit être construit jusqu’en 2030, aux Etats-Unis jusqu’en 2048, et l’entretien est assuré jusqu’en 2081.
Outre les Etats-Unis et l’Australie, plusieurs pays européens ont également passé commande: l’Italie, le Royaume-Uni, la Pologne, la Finlande, la Norvège, la Belgique et les Pays-Bas. L’Espagne, la Grèce et l’Allemagne sont intéressées.
«Jamais eu de dépassement de coûts avec les USA»
Martin Sonderegger est-il vraiment convaincu que le prix sera respecté? «Sûr à 100%! Le contrat mentionne explicitement des prix fixes, y compris dans les dix ans d’entretien. Nous faisons affaire dans le domaine de l’armement avec le gouvernement américain depuis 40 ans et nous n’avons jamais connu le moindre problème de dépassement de coûts.»
Et que répond-il à la critique selon laquelle le F-35 serait plus bruyant que l’actuel F/A-18? «Oui, il est plus bruyant de trois décibels. Mais la différence n’est pas audible», tempère-t-il. De plus, il assure que le fait qu’un appareil soit bruyant ou non ne dépend pas uniquement du nombre de décibels, mais aussi de la fréquence du son. Il donne cette comparaison: une moto à deux temps à haute fréquence peut être plus dérangeante auditivement qu’une Harley-Davidson qui produira plus de décibels, mais de basse fréquence.
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Une zone classée secrète
Nous passons les sas de sécurité pour pénétrer à l’intérieur de l’usine. La zone est classée secrète et il est interdit d’y prendre des photos. On y trouve le hall de production des ailes, puis celui où est effectué le montage final, où chaque jet est assemblé en l’espace de deux à six mois, selon ses caractéristiques.
Un millier d’employés divisés en deux équipes travaillent dans l’usine. Calme et concentré, chacun accomplit ses tâches sur les parties avant, centrale et arrière du fuselage, sur les ailes et le train d’atterrissage. On visse et on perce, on pose et on traite. Sur chaque jet — ou ce que l’on peut déjà en voir — travaillent tantôt des employés, tantôt des robots d’assemblage.
Quinze jets produits en Italie
Ce sont également des robots qui appliquent la peinture, dans l’avant-dernier hall. Ce qu’ils font exactement et comment ils le font fait partie du secret qui rend les jets pratiquement invisibles pour les radars. Dans le dernier hall visité aujourd’hui, les appareils assemblés sont suspendus à des dispositifs destinés à tester cette caractéristique. Une fois ce contrôle de qualité passé, le premier vol d’essai aura lieu.
Martin Sonderegger, qui a également visité l’usine principale à Fort Worth en janvier, se montre impressionné par son homologue italienne. «L’aperçu de la production y a été ouvert et transparent», souligne-t-il. Il explique les méthodes de production à Cameri sont exactement les mêmes, à un détail près: le nombre. Le Texas peut produire environ 150 jets par an, l’Italie seulement quinze.
Mercredi, le Conseil fédéral a présenté son message pour l'armée en 2022. Il y demande au Parlement un crédit de six milliards de francs pour remplacer 55 anciens jets de type F/A-18 et Tiger par 36 avions de combat de type F-35A.
En septembre 2020, les électeurs ont approuvé cette acquisition à une très faible majorité de 50,1%. Le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA), le PS et les Verts ont lancé l'initiative populaire «Stop F-35». Ils ont jusqu'en mars 2023 pour déposer 100'000 signatures en vue d'une votation populaire l'année prochaine ou en 2024
En cas de non, le premier F-35A suisse pourrait voler en 2025. En cas de oui, les F/A-18 seront retirés du service d'ici 2030. Et la Suisse n'aurait alors plus d'avions de combat.
Mercredi, le Conseil fédéral a présenté son message pour l'armée en 2022. Il y demande au Parlement un crédit de six milliards de francs pour remplacer 55 anciens jets de type F/A-18 et Tiger par 36 avions de combat de type F-35A.
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En cas de non, le premier F-35A suisse pourrait voler en 2025. En cas de oui, les F/A-18 seront retirés du service d'ici 2030. Et la Suisse n'aurait alors plus d'avions de combat.
L’ombre de l’initiative «Stop F-35»
Les contrats de vente sont prêts à être signés. Seule l’initiative populaire «Stop F-35» pèse encore comme une épée de Damoclès sur la décision finale. Armasuisse a entre-temps négocié avec Lockheed Martin pour que l’offre reste valable au-delà de 2023.
En Suisse, on s’efforce de déterminer quelles entreprises seront chargées de la fabrication des composants. Quant à la planification de la construction et de la transformation des bâtiments de l’Armée de l’air à Payerne (VD), Meiringen (BE) et Emmen (LU), elle est en cours.
«Il n’y aura pas d’autre avion»
A la fin de la rencontre, les participants échangent des cadeaux. Le général italien Luciano Portolano remet des médailles d’honneur, le chef d’Armasuisse offre des couteaux Victorinox.
Puis la délégation retourne au PC-12, qui décolle en direction de Berne. Martin Sonderegger, pensif, déclare: «Il n’y aura pas d’autre avion. Si l’initiative passe, fin 2030, la Suisse aura perdu sa capacité de défense aérienne pour des générations.»
(Adaptation par Alexandre Cudré)