Va-t-on un jour en finir avec l’écart salarial entre les genres, et si oui, comment? Les femmes gagnent en moyenne toujours 18% de moins que leurs homologues masculins, secteurs public et privé confondus, d’après les chiffres de la Confédération.
À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes du 8 mars, Blick a dressé une liste — très concrète et non exhaustive — d’idées pour atteindre l’égalité du porte-monnaie, en s’appuyant sur l’expertise d’un chercheur et d’une chercheuse. Mais aussi en sondant des politiciennes, dont une cheffe d’entreprise, et les milieux patronaux et syndicaux.
Pour rappel, la nouvelle loi sur l’égalité salariale (LEg) est entrée en vigueur en juillet 2023. Si elle oblige les entreprises de plus de 100 employées et employés à effectuer une analyse de l’égalité salaraiale, et à communiquer les résultats, elle ne prévoit cependant aucune sanction en cas d’écarts non-expliqués.
Bien qu’il n’y ait pas de remède miracle, nos intervenantes et notre intervenant esquissent pas moins de huit pistes de réflexion pour une Suisse économiquement plus égalitaire. Les voici.
(Mieux) surveiller et punir
C’est la méthode du bâton. La plus évidente, mais aussi la plus controversée et la plus difficile à mettre en place, peut-être, dans un pays comme le nôtre (on y reviendra). À savoir: forcer les contrôles de routine, mettre en place de la surveillance systémique en termes d’égalité salariale, et sanctionner réellement les entreprises qui se bornent à l’ignorer.
POUR
Conseillère nationale verte vaudoise, Léonore Porchet a déposé une motion au Parlement en 2022. Le texte s’intitule «Contre toutes les discriminations en entreprise, il faut un ombudsman de l’égalité». La politicienne explique à Blick: «Avec cette proposition, il s’agit de donner la possibilité à l’Etat d’agir sans que les personnes touchées doivent elles-mêmes porter plainte contre leur employeur. Car les études montrent que la peur des répercussions, la peur de perdre son emploi» empêchent les femmes qui se savent discriminées au niveau salarial d’agir de leur propre chef.
José Ramirez est professeur HES ordinaire à la Haute école de gestion (HEG) de Genève, spécialisé dans l’économie du travail et de l’entreprise. Il avance quant à lui qu’il faut sévir, en cas de non-respect de la loi sur l’égalité. «Si on décide d’utiliser des sanctions fortes, en réalité, il n’y aura pas besoin de faire beaucoup de contrôles. Dès que vous attrapez une entreprise qui ne se plie pas aux règles, il suffit de la punir de manière exemplaire, pour que toutes les autres comprennent que ça va mal se passer si elles en font de même. C’est un peu la technique étasunienne, et les Etats-Unis ont réussi à diminuer l’écart salarial entre les genres davantage que la Suisse»
CONTRE
Le problème, que le chercheur admet volontiers, c’est qu’une telle mesure serait moins bien acceptée de notre côté de l’Atlantique: «Il est vrai que ce genre de méthode coercitive ne rentre pas vraiment dans notre culture suisse…»
Véronique Kämpfen est députée du Parti libéral-radical (PLR) au Grand Conseil de Genève, et directrice de la communication à la Fédération des entreprises romandes (FER). Sans grande surprise, transparence des salaires et sanctions en cas d’inégalités riment avec fausse bonne idée, pour la femme de droite. Elle avance, en particulier quant à l’idée d’une plus grande transparence salariale au sein des entreprises: «C’est une vision un peu réductrice.»
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Pour elle, on aura vite fait l’amalgame entre le genre et les compétences, par exemple, si on commence à faire des comparaisons à l’interne: «Le collègue masculin qui gagne, disons, 500 francs de plus que son homologue féminine, les gagne peut-être parce qu’il a un diplôme en plus, ou parce qu’il parle une langue que sa collègue ne maîtrise pas. Entre collègues, on ne connaît pas les parcours de formation et les parcours professionnels les uns des autres, qui pourraient objectivement expliquer des différences. Afficher les salaires sans explication peut ainsi générer de l’incompréhension, de la colère ou du dépit.»
Récompenser les bons élèves
À l’inverse du bâton des sanctions, une autre solution pourrait être celle de la carotte. C’est-à-dire? Récompenser les bons élèves en matière d’égalité salariale.
POUR
Le chercheur José Ramirez prêche volontiers cette méthode. «Une solution peut-être plus en phase avec la culture suisse, est d’inciter les entreprises à aller dans le bon sens, avance-t-il. En tant qu’économiste, on dit toujours que si on veut que les gens changent, il faut s’attaquer à leur porte-monnaie.» À savoir, en l’occurrence, encourager plutôt que punir: «On pourrait, par exemple, mettre en place un système fiscal qui incite les entreprises à contrôler et à garantir l’égalité salariale. Je crois aux incitations.»
CONTRE
Récompenser fiscalement les bons élèves? Une bonne idée en théorie, un vrai casse-tête dans la pratique, pour la libérale-radicale Véronique Kämpfen: «D’un point de vue intellectuel, l’idée n’est pas mauvaise. Mais concrètement ça serait difficile à mettre en œuvre.»
Eduquer les employeurs
Si les employeurs sont au coeur du problème de l’inégalité salariale entre les genres, ne faudrait-il pas agir à la source en les formant sérieusement à cette problématique? Une solution qui ne pourrait que porter ses fruits, d’après nos intervenants.
POUR
José Ramirez explique pourquoi il y a encore du pain sur la planche, en termes de sexisme parmi les chefs: «Dans toutes les entreprises, il y a des fonctions qui sont historiquement plutôt masculines. De manière consciente ou inconsciente, il y a donc une tendance à surévaluer ou sous-évaluer les personnes sous le prisme de la masculinité et des comportements qui vont avec, et qui sont souvent la référence.»
Stephanie Steinmetz est professeure associée de stratification sociale à l’Institut des sciences sociales (ISS) de l’Université de Lausanne (UNIL). Elle propose: «Les employeurs et les responsable des ressources humaines (RH) occupent vraiment le rôle clef, lorsqu’on parle d’inégalités salariales. Je pense donc qu’il faudrait mettre en place des formations internes, qui les sensibiliseraient à leurs éventuels biais, et leur permettraient d’avoir mieux conscience de la manière dont les stéréotypes de genre sont véhiculés. Cela existe probablement déjà, dans certaines compagnies, mais ça devrait être systématique!»
CONTRE
Aucun de nos intervenantes et intervenant n’est particulièrement critique envers une telle mesure. Reste le problème de son financement: les employeurs seraient-ils et elles d’accord de délier les cordons de leur bourse pour mettre en place des formations sur le sexisme en entreprise, par exemple? Faudrait-il mettre en place des subventions spéciales pour les sensibiliser à l’égalité?
Nommer plus de décideuses
En 2019, «Le Temps» titrait, releyant une étude, que «moins d’un quart des patrons suisses sont des femmes». Et les choses semblent avoir peu bougé depuis. Mais est-ce que plus d’employeuses rimerait forcément avec moins de discriminations à l’embauche?
POUR
Diane Barbier-Mueller est députée libérale-radicale (PLR) au Grand Conseil de Genève, et cheffe de sa régie immobilière familiale Pilet & Renaud. Pour elle, pour avoir moins de chefs sexistes, il faudrait avoir plus de cheffes, tout simplement.
Elle s’explique: «Une femme va plus facilement comprendre les problématiques liées aux femmes, et donc être plus ouverte. Ainsi, des cadres femmes pourraient plus facilement évoluer avec une femme à la tête, car leurs vécus pourraient se croiser, notamment dans le ressenti d’une maternité, par exemple, et du biais sexiste de la société.»
CONTRE
Véronique Kampfen est, sur le fond, plutôt d’accord avec sa collègue de parti: «La mixité, c’est toujours mieux. D’autant plus qu’on sait que les entreprises qui ont des structures décisionnelles mixtes performent mieux sur le marché».
Mais, selon elle, ce n’est pas un remède miracle: «Des études montrent que les femmes au pouvoir ne nomment pas forcément plus de femmes à des postes haut placés. En revanche, les hommes s’entourent davantage d’hommes…»
Faire confiance au volontarisme des entreprises
Dans nos sociétés néo-libérales, peut-être qu’il serait plus sage de simplement laisser faire le marché? Après tout, l’écart salarial, bien qu’encore important, a plutôt tendance à diminuer d’année en année — tout simplement grâce à l’évolution des mentalités?
POUR
Véronique Kämpfen, qui défend les intérêts patronaux, de par son poste à la FER, affirme: «Il faut une approche volontariste pour établir véritablement l’égalité salariale. Il faut encourager les entreprises à contrôler cela à l’interne de leur propre chef. Vu comme il est difficile de recruter des talents de nos jours, et de les maintenir en poste, elles ont tout intérêt à renvoyer une bonne image, y compris en matière d’égalité entre les hommes et les femmes.»
La femme de droite nuance tout de même son propos: «Il est clair que nous avons encore un problème aujourd’hui, et je ne sais pas si l’autorégulation va suffire, malheureusement.» Pour elle, l’évolution doit se faire dans plusieurs sphères simultanément: «Il faut une approche volontariste de la part des employeurs, et une prise de conscience générale via l’éducation des jeunes.» Et si ça ne fonctionne toujours pas? «Il est vrai que, au bout d’un moment, on peut imaginer mettre en place des mesures plus contraignantes.»
CONTRE
L’universitaire Stephanie Steinmetz est particulièrement sceptique face à l’idée de l’autorégulation. «Honnêtement, je ne crois pas du tout en l’autorégulation du marché, glisse-t-elle à Blick. Peut-être que les toutes grandes entreprises peuvent se permettre de dire, pour des raisons d’image publique, 'nous ne tolérons plus le sexisme et prenons des mesures par nous-mêmes'.»
Mais, aux yeux de la chercheuse, c’est une utopie que de croire qu’il s’agit d’une majorité: «Il y a encore beaucoup de secteurs clairement dominés par les hommes», qui n’ont que faire de paraître politiquement corrects. «Si nous laissions simplement les choses se réguler naturellement, cela prendrait probablement des décennies et des décennies…»
Réviser (encore une fois) la loi sur l’égalité
À peine entrée en vigueur, en juillet passé, la loi sur l’égalité dans sa version révisée est déjà sous le feu des critiques: floue, inefficace, pas claire… En novembre 2023, les syndicats, relayés par la RTS, dénonçaient le fait que le texte n’avait pas porté ses fruits. Faut-il remettre la main à la pâte pour l’amender une nouvelle fois?
POUR
Responsable de la politique de l’égalité et de la conciliation pour Travail.Suisse, faîtière indépendante de travailleurs et travailleuses, Valérie Borioli Sandoz pense qu’une nouvelle révision est clairement nécéssaire. «La révision de la loi sur l’égalité (LEg), adoptée en 2018, a été mal faite, il y a des lacunes, lance-t-elle. Des gros trous, même. Je pense qu’il faut remettre l’ouvrage sur le métier et faire les choses sérieusement.»
C’est-à-dire? Etendre l’obligaton d’analyse des salaires aux PME (nous le disions précédamment, actuellement, seules les entreprises de plus de 100 personnes doivent rendre des comptes). Mais aussi «ancrer l’obligation d’analyse de l’égalité salariale — qui ne va pour le moment que jusqu’en 2032 — à long terme pour tout le monde. Il faut plus de contrôles, et des sanctions en cas de non-respect de l’égalité.»
CONTRE
La chercheuse Stephanie Steinmetz n’est pas forcément défavorable à un nouveau changement dans le texte. Mais elle dit ne pas se faire trop d’illusions, quant à de possibles répercussions pour les mauvais élèves.
La scientifique liée à l’UNIL explicite: «Il serait bien de modifier à nouveau la loi pour inclure les petites et moyennes entreprises, certes. Mais je pense que la question de l’application et du manque de sanctions concrètes ne serait pas forcément résolue pour autant.»
Mettre en place un vrai congé paternité
Quel lien entre le congé maternité, paternité, et l’égalité salariale? Et bien, le congé maternité dans sa forme actuelle serait un des facteurs de discrimination économique envers les femmes. Est-ce qu’un congé paternité plus long, ou un congé parental à partager, à la suédoise, contribuerait à égaliser les fiches de paie entre les genres?
POUR
Pour Diane Barbier-Mueller, un congé maternité disproportionné, par rapport au congé paternité, pénalise actuellement les femmes dans le milieu professionnel. La députée détaille: «Beaucoup arrêtent de travailler bien avant d’accoucher, et prolongent leur congé ou réduisent leur taux de travail par la suite. Pendant qu’elles ne sont pas là, souvent, on les remplace par un homme. Lorsque la femme revient, après des mois ou une année entière d’absence, il est clair qu’elle va avoir du mal à récupérer ses clients ou ses dossiers.»
Un problème qui, selon la politicienne de droite, se réglerait avec la mise en place d’un congé paternité, puisqu’on irait naturellement vers plus d’égalité de traitement entre hommes et femmes «si les hommes étaient tout aussi suceptibles de perdre leurs dossiers, parce qu’ils s’absentent pendant plusieurs mois pour s’occuper de leur enfant.»
CONTRE
Personne, parmi nos intervenantes et intervenants, ne s’oppose à plus de temps de relâche pour les nouveaux papas. Le principe d’un congé parental à se répartir librement entre les deux partenaires, en revanche, fait hausser des sourcils José Ramirez: «Prenons le fameux exemple du congé parental suédois. Malgré un an à se partager, on a remarqué que c’était tout de même la femme qui, dans la plupart des cas, prenait davantage de temps que le papa. Les autorités ont donc dû mettre en place des règles plus restrictives pour que ça marche.»
Pousser les petites filles vers des métiers «masculins»
En 2023, les jeunes femmes sont toujours minoritaires dans des domaines stéréotypés comme étant tarditionnellement masculins. À savoir: l’informatique, l’ingénieurie et la technique, l’architecture et la construction, par exemple, comme l’écrivait le média «Watson» en décembre 2023. En augmentant le nombre de femmes dans ces milieux, souvent à hauts revenus, on équilibrerait le pouvoir économique entre les genres?
POUR
Véronique Kämpfen est vocale à ce sujet. L’élue libérale-radicale avance: «Les petites filles sont excellentes à l’école primaire, et même après, dans les branches techniques, les mathématiques, etc. Mais elles sont toujours minoritaires à se tourner vers ces métiers, stéréotypés masculins. Et c’est vraiment quelque chose qu’il faut déconstruire [pour atteindre l’égalité].»
CONTRE
Stephanie Steinmetz ne s’oppose évidemment pas à ce qu’on pousse davantage les jeunes femmes à se former dans les domaines techniques. Mais cela ne résoudrait pas les problèmes de discrimination dans ces sphères du jour au lendemain pour autant.
Lorsque les femmes sont arrivées dans les secteurs professionnels traditionnellement masculins «les salaires dans ces secteurs ont, en réalité, baissé de manière générale, analyse l’académicienne. Elles occupent presque systématiquement des postes moins bien payés que leurs homologues masculins, et subissent davantage les conséquences de politiques d’entreprises pas très famille friendly. Donc non, il ne suffit pas d’introduire plus de femmes dans ce qu’on appelle les secteurs masculins pour résoudre l’inégalité.»