C'est un soir de janvier glacial, coup de sonnette. Une porte puis une bouche s'ouvrent. «J’avais du sang qui coulait sur le visage… Je me souviens avoir eu peur de perdre un œil, comme je ne voyais plus rien. J’ai couru chez moi aussi vite que possible: courir n’est certainement pas le bon terme, vu mon état physique et psychique à ce moment», nous confie Henrik* d’entrée de jeu.
Le Finlandais, qui réside en Suisse depuis plus de dix ans, s’est fait cogner avec une fourche par Lionel Dugerdil, président de la section genevoise de l’Union démocratique du centre (UDC), a appris Blick. Une ribambelle de documents judiciaires, de photographies et le témoignage direct de la victime à l’appui.
Posons brièvement le décor. Le 20 mai 2020, en fin d’après-midi, Henrik sort promener son berger suisse dans les champs près de chez lui, à Satigny, dans la campagne du bout du Léman. Un paysage désert, des vignobles et des cultures à perte de vue. Pas une âme aux alentours…
Jusqu’à ce que le quinquagénaire ne se retrouve face à celui qui est également député au Grand Conseil de Genève. Le promeneur finira sa soirée à l’hôpital, le crâne ensanglanté. Pendant que Lionel Dugerdil attendra tranquillement l’arrivée de la police chez lui, le téléphone de sa victime en sa possession des heures durant.
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De la balade à l’effusion de sang
Le verdict rendu par le Tribunal de police en mars 2022 est clair: Lionel Dugerdil y est déclaré coupable de lésions corporelles simples et de dommages à la propriété d’importance mineure. Il a cependant été libéré des accusations supplémentaires de «menaces».
Le vigneron a ainsi écopé de 50 jours-amendes à 30 francs le jour, avec sursis. Il a simplement fait appel quant à la question des frais de procédure, et de l'ampleur de l'indemnité pour son acquittement partiel, à notre connaissance.
Que s’est-il passé, dans les détails? Voici le récit des faits, tel que narré dans la décision de justice. Le soir du 20 mai 2020, Henrik et son compagnon à quatre pattes se baladent entre Choully et Bourdigny (carte ci-dessous), dans les champs.
D’un coup, l’homme voit débarquer, face à lui, un gros 4x4 blanc. D’après la version du plaignant, Lionel Dugerdil, au volant, accompagné de son jeune fils, lui fonce dessus, après l’avoir invectivé… Parce que le promeneur s’est permis de marcher sur ses terres agricoles. Henrik et son berger font alors un bond de côté. Puis chacun reprend provisoirement sa route. Le Tribunal n’a toutefois pas retenu que Lionel Dugerdil aurait tenté d’écraser le Finlandais, ni qu’il l’aurait alors menacé.
Sur le chemin du retour, encore ébranlé par l’altercation, l'expatrié aperçoit à nouveau le propriétaire terrien, cette fois près d’une de ses étables. Il s’approche «afin de prendre une photo de la plaque d’immatriculation du véhicule» (pour éventuellement entreprendre une démarche de plainte). C’est là que les choses dérapent pour de bon. Toujours d’après le verdict du Tribunal de police, en voyant s’approcher Henrik, son téléphone portable à la main, Lionel Dugerdil finit par violemment frapper son interlocuteur sur la tête avec le manche de sa fourche.
«Dieu sait si je serais encore parmi vous»
Henrik reprend la main. Il témoigne: «J’ai eu le bon réflexe de protéger ma tête avec la main dans laquelle j’avais mon téléphone. Sinon, Dieu sait si je serais encore parmi vous aujourd’hui.» Lorsqu’il commence à saigner du crâne, l’homme lâche son téléphone endommagé par terre et s’enfuit chez lui, avant de se rendre à l’Hôpital de La Tour (GE).
Résultat des courses: le presque sexagénaire se retrouve, d’après ce qui est cité dans le jugement en notre possession, avec «une plaie ouverte à la phalange distale du majeur droit avec fracture […] ainsi qu’une plaie linéaire sur le crâne dans la zone frontale». Il portera plainte six jours plus tard.
Au moment des faits, Lionel Dugerdil ramasse le portable, et appelle lui-même la police… Qui ne se rendra chez lui que bien plus tard dans la soirée, vers 23h, alors que l'élu UDC a toujours le portable de sa victime en sa possession. Cassé, mais encore fonctionnel, comme en attestent des documents.
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Là où les versions divergent
Lionel Dugerdil n'a pas contesté avoir frappé Henrik, face au Tribunal, d'après les documents en notre possession. Mais le politicien a sa propre version des faits, qu'il a livrée à plusieurs reprises à la justice. Voici ce qui ressort de ses dires, d’après le jugement de 2022, et l’ordonnance pénale rendue un an plus tôt dans cette affaire.
Lionel Dugerdil avance, face au pouvoir judiciaire, qu’il a aperçu un homme au milieu de ses cultures, qui piétinait ses champs. L’agriculteur affirme être alors descendu de son Land Cruiser, pour demander au badaud «à plusieurs reprises de quitter son champ», sans que celui-ci obtempère. Lionel Dugerdil prévient qu’il «fera appel à la police». Après quoi le promeneur aurait asséné «un coup sur le rétroviseur et la portière» du véhicule.
Des regrets assumés
Un peu plus tard, tandis que Lionel Dugerdil s’occupe de ses vaches, les deux protagonistes se recroisent. Le promeneur s’approche, natel en main. L’agrarien se «sent menacé» (il précise que le Finlandais fait près de deux mètres). Il commence alors à «gesticuler» avec le manche de sa fourche pour dissuader l’intrus d’avancer.
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Inutile, puisque Henrik continue, jusqu’à «se prendre un coup de manche sur la tête», admet le prévenu. Mais il insiste sur le fait que ce geste avait «pour seul but de le dissuader d’avancer», et qu’il n’avait pas «l’intention de heurter» le promeneur. Ensuite, les versions des deux parties se rejoignent.
Une fois face aux autorités, le politicien a précisé qu’il «regrettait profondément la situation et n’agirait plus de cette manière». Le Tribunal de police a toutefois retenu que Lionel Dugerdil avait fautivement excédé ce qui était possible en cas de légitime défense.
Pas une première pour Lionel Dugerdil
Ce n’est pas une première, pour Lionel Dugerdil. En juin 2023, nous révélions qu’il avait cogné son cambrioleur, que lui avait amené la police, le 15 mai 2020. C’est-à-dire à peine cinq jours avant les faits décrits ci-dessus.
Plus encore, grâce au jugement du Tribunal de police, on constate que Lionel Dugerdil a eu plusieurs démêlés avec la justice ces dernières années. En plus de ces deux affaires, il a de toute évidence été «condamné à deux reprises» dans les années 2010, peut-on lire dans le document.
Une première fois pour «dommage à la propriété et appropriation illégitime», par le Ministère public. Puis une seconde fois pour «insoumission ou absence injustifiée», face au Tribunal militaire. Contactés à plusieurs reprises, ni Lionel Dugerdil, ni son avocate Laurence Piquerez n’ont répondu à nos sollicitations.
*Nom d’emprunt. Identité connue de la rédaction.