C'est l'histoire d'un cambriolage digne d'une scène de film (pensez Tarantino). Capturé par des policiers, un voleur accuse ces derniers de l'avoir brusqué, secoué, avant de le livrer au propriétaire des lieux du braquage, ce qui lui a valu d'être frappé par ce dernier, avons-nous appris grâce à deux procès-verbaux d'audition qui nous sont parvenus.
«Détail» qui ajoute du piquant au scénario de cet improbable polar: cette scène hautement problématique ne s'est pas passée chez n'importe qui, mais sur le domaine d'un élu de la République, le vigneron et député UDC genevois Lionel Dugerdil.
Les deux documents en notre possession sont issus d'une enquête ouverte par les autorités, toujours en cours. D'après nos informations, cette procédure ne vise pas le vigneron, mais les agents intervenus au domaine du Clos du Château, la nuit du 15 mai 2020.
Lionel Dugerdil, entendu à deux reprises, d'abord comme personne appelée à donner des renseignements, puis comme témoin, a commencé par nier toute violence à l'égard de son cambrioleur, Monsieur X*. Des assertions tenues lors de sa première audition à l'Inspection générale des services (la police des polices), en 2021.
Mais, quelques mois plus tard, lors d'une audience au Ministère public genevois, en 2022, il change radicalement sa version des faits. Il reconnaît avoir frappé le brigand, qui lui aurait bel et bien été amené par... des policiers.
La chasse à l'homme
Que s’est-il passé cette fameuse nuit? Plongeons dans les deux documents en notre possession, où Lionel Dugerdil raconte sa version des faits — une calamité qui lui aurait coûté «plus de 10'000 francs» en dégâts, d'après ses dires.
Tout a commencé avec un réveil en sursaut. L'alarme de sécurité s'est déclenchée sur le domaine viticole de la famille, à Satigny, dans la campagne genevoise. Lionel Dugerdil dit avoir aussitôt sauté du lit pour aller inspecter la cour, pendant que son épouse appellait le 117. Ce n'est (de loin) pas une première: les Dugerdil affirment avoir été victimes de plusieurs cambriolages, ces dernières années.
Cette fois, les malfaiteurs étaient au moins au nombre de quatre — toujours selon l'élu UDC. Une fois sorti dans la cour, Lionel Dugerdil se serait caché pour les observer. Il les aurait entendus descendre dans son carnotzet (une petite cave aménagée, où l'on stocke et déguste du vin).
Une voiture de police, puis deux à quatre policiers à pied auraient rapidement rejoint la scène du délit. Le vigneron leur aurait indiqué le carnotzet. Ensuite, tout semble s'être passé très vite: les brigands ont pris la fuite en direction de la France, affirme politicien. Et les agents auraient finalement mis la main sur l'un d'eux, près de la frontière.
Le malfrat aurait été interpellé et «plaqué au sol» par un douanier, lit-on dans les documents. Et c'est à partir de là que Lionel Dugerdil livrera deux versions des faits différentes à la justice.
«Rien à signaler», ou la première version des faits
Dans son premier témoignage face à l'Inspection générale des services de la police (IGS), en juillet 2021, Lionel Dugerdil affirme avoir pris sa voiture pour partir aux trousses des voleurs, cette nuit-là — sans succès. Il décrit la suite ainsi: «Quand je suis rentré (...) il restait passablement de forces de l'ordre dans la cour. On m'a indiqué qu'un des cambrioleurs avait été arrêté et que je devais me rendre au poste de police de la Servette pour déposer plainte de suite. Je suis revenu du poste vers 5h00 (ndlr: du matin).»
Plus loin dans ce premier procès-verbal d'audition, à la question de savoir si le vigneron a assisté à l'interpellation du cambrioleur, il rétorque que ça n'a pas «du tout» été le cas. «Je n'ai pas du tout été mis en contact avec cet individu», affirme-t-il, plus précisément. Il dit simplement avoir vu les agents le placer dans leur véhicule, dans la cour du domaine, avant de l'embarquer.
Lorsque le sergent-chef chargé de l'audition confronte le député aux accusations de violence du braqueur — qui dit avoir été malmené par les policiers avant d'être «livré» à Lionel Dugerdil — le principal intéressé nie tout en bloc. Il soutient que «à aucun moment cet individu a été malmené devant moi ou en ma présence. (...) Au moment où il a été placé dans la voiture de police (...) je n'ai pas eu l'impression qu'il était blessé.»
À la fin de l'audition, Lionel Dugerdil insiste: «Je tiens à ajouter que les accusations faites par Monsieur X sont totalement non fondées et fantaisistes. (...) Les policiers n'ont à aucun moment exagéré lors de cette intervention. En résumé, je tiens à dire que c'est n'importe quoi.»
La vengeance, ou la seconde version des faits
Du «n'importe quoi», vraiment? Lorsqu'il est convoqué une deuxième fois, le 12 mai 2022, au Ministère public cette fois, le politicien change radicalement de disquette (et c'est un euphémisme). Il le sait: ce sont les policiers qui sont sous procédure, pas lui. Il raconte alors une toute autre histoire. Bien plus polaresque, si on en croit le second procès-verbal d'audience en notre possession.
Reprenons là où nous en sommes restés, dans la chronologie. L'élu UDC et les policiers sont donc partis aux trousses des malfrats. Jusque-là, les deux versions des faits concordent. Mais, lors de son second témoignage, Lionel Dugerdil avoue que Monsieur X n'aurait en réalité pas directement été emmené au poste de police après sa capture. Des choses (violentes) se seraient passées entre-temps.
Une fois attrapé, le seul voleur à avoir été retrouvé par les forces de l'ordre aurait été ramené au Clos du Château. Lorsqu'il les a vu revenir, Lionel Dugerdil dit avoir été «passablement énervé par la situation». L'élu UDC d'ajouter: «Je me souviens avoir longuement invectivé, incendié et insulté le cambrioleur.»
Mais ce n'est pas tout. Par la suite, le brigand aurait été emmené, entouré de deux policiers, dans la grange où se trouvent les tracteurs et les machines agricoles. «Puis, il y a eu une situation perturbante pour moi. On m'a demandé de venir», confie Lionel Dugerdil. Les policiers présents auraient alors demandé à Monsieur X de s'excuser face au propriétaire des lieux. Ce qu'il aurait fait, en anglais. Après cela, les uniformes se seraient éloignés.
Le vigneron cambriolé et son malfrat se seraient donc retrouvés seul-à-seul dans cette grange sombre, pleine de matériel agricole. Là, cela aurait dérapé. De son propre aveu lors des auditions face à la justice, les souvenirs du propriétaire du domaine sont confus. Mais il affirme que, par «un réflexe de colère, de frustration ou de peur», il aurait «mis une gifle ou un aller-retour» au voleur, «ce qui l'a fait tomber au sol, il a hurlé», provoquant le retour des policiers.
Le voleur aurait finalement été emmené au poste. C'est, du moins, l'histoire qui transparaît à travers le second document que nous avons pu consulter.
Le flou
Un seul coup aurait donc mis l'intrus K.-O.? Les dires de Lionel Dugerdil sont peu clairs, voire contradictoires sur ce point, y compris à l'intérieur même du deuxième témoignage qu'il livre. Par exemple? Il affirme plus loin que Monsieur X «est tombé après un ou deux coups.» Parle-t-on de gifles, ou de coups de poing?
«Il n'est pas exclu que j'aie donné des gifles avec le poing fermé», admet finalement Lionel Dugerdil face à la justice. Le député agrarien dit encore ne pas se souvenir avoir craché sur Monsieur X, mais «avec les insultes, ce n'est pas impossible, concède-t-il. J'étais dans un tel état de rage que je ne me souviens pas de tout.»
Le mea culpa
Nous avons confronté Lionel Dugerdil à ses récits changeants. Ce dernier a longuement répondu à Blick. Mais, quant aux raisons qui l'ont poussé à donner deux versions différentes des faits, il nous renvoie à son audience du 12 mai 2022. Où il affirme: «Je ne me sentais pas responsable de cette situation et ne voulais pas m'accabler.» Et «je ne voulais pas accabler les agents (...) dans la mesure où ils pourraient être amenés à réintervenir chez moi à l'avenir».
Quoi qu'il en soit, le politicien UDC insiste sur son passif avec les voleurs. Cette fois, c'était la goutte de trop: «Dans la nuit du 15 mai 2020 survenait le huitième cambriolage que mon épouse, mes enfants et moi subissions, nous écrit-il par courriel. (...) La répétition de tels événements constitue un traumatisme certain.»
Il souligne que «vu la multiplicité des cambriolages, notre assurance a cessé de couvrir tous les frais inhérents dès le troisième...» Lionel Dugerdil nous confie aussi que son épouse et lui ont dû «avoir recours à des tiers, pour nous aider à surmonter ces événements très traumatisants».
Quant au fait qu'il n'y ait pas de plainte déposée contre sa personne (selon ses propres dires), malgré les accusations du cambrioleur, le vigneron ne s'en étonne pas trop. Il rétorque: «L’enquête dans laquelle j’ai été entendu, de même que mon épouse, a pour but de faire la lumière sur les erreurs commises par les gendarmes, notamment le fait d’avoir laissé seule la victime d’un cambriolage, en état de choc, avec le cambrioleur interpellé.»
Il insiste sur la responsabilité des agents: «Ce n’est que lors de la reconstitution, qui a eu lieu des semaines après ma seconde audience, que j’ai compris qu’il s’était passé des choses entre le cambrioleur et les policiers, tant avant qu’après l’épisode de la gifle.»
Les policiers
En effet, d'après les informations dont nous disposons, dans sa déposition, Monsieur X a affirmé aux autorités avoir été «secoué et brusqué au niveau des bras» par les forces de l'ordre. Et ce, alors qu'il était menotté dans la cour, avant d'être emmené dans la grange.
Il dit aussi que les policiers l'ont forcé à s'allonger sur le sol, pendant dix ou quinze minutes, tout en lui mettant les pieds sur le dos s'il bougeait.
Principal responsable ou pas, Lionel Dugerdil regrette-t-il ses actes de violence? «J’étais dans un état de choc, voire dans un état second, lorsque les policiers m’ont laissé seul avec le cambrioleur. Effectivement, je l’ai giflé à ce moment, geste que je regrette évidemment, tout comme je regrette l’expérience traumatisante du cambriolage, expérience que je ne souhaite à personne...»
Contacté pour commenter cette affaire, le Ministère public se refuse à tout commentaire. À l'instar du Service de communication et de relations publiques de la police genevoise, qui avance que la procédure contre les policiers est toujours en cours. À noter que la présemption d'innocence s'applique à chacune des personnes invoquées dans cet article.
*L'identité est connue de la rédaction.