C’est la plus grande commune viticole de Suisse, paraît-il. Mais ce n’est (malheureusement) pas pour ses breuvages dionysiens que je suis venue crapahuter à Satigny, qui abrite, entre autres, la localité de Choully. Nous sommes le vendredi 16 juin – un début d’après-midi sous un soleil de plomb.
Je m’enfonce dans l’apparente quiétude de la campagne genevoise pour parler délits et châtiments avec «les locaux». Il s’agit, plus précisément, de les faire réagir à l’«affaire» du cambriolage qui a dérapé chez le député UDC au Grand conseil de Genève et candidat au Conseil national Lionel Dugerdil. Dont le domaine, le Clos du Château, se situe à quelques minutes de là, dans la localité de Choully.
Il y a une dizaine de jours, Blick révélait une histoire qui aurait pu être la trame d’un roman, si elle ne s’était pas vraiment produite en mai 2020: celle de Lionel Dugerdil qui frappe son voleur dans sa grange, à l’occasion de ce que le politicien affirme être le huitième cambriolage à se produire sur ses terres. Capturé près de la frontière française, le voyou aurait été «amené» au vigneron par les forces de l'ordre, au lieu d’être directement embarqué au poste de police. Est-ce un cas isolé? Qu’en pensent les habitants du village qui a été le théâtre de ces faits?
Je m’éloigne de la gare de Satigny. Il y a des bâtisses résidentielles partout. Mais pas âme qui vive: j’appréhende un peu. À ce moment-là, difficile d’imaginer que je resterai, en réalité, «coincée» ici pendant presque huit heures! À écouter plein de récits sur la criminalité en campagne, sans filtre.
Voici ce que j’ai appris sur la famille Dugerdil, les cambriolages transfrontaliers (il y en a eu quelques-uns, ici, à en croire les habitants), et la pratique de la loi du Talion dans cette bucolique bourgade viticole, collée à la frontière française.
Le bistrot
Après avoir serpenté entre des maisons pendant un quart d’heure, je croise les premiers êtres humains sur ma route. C’est un couple – la quarantaine, je dirais. Petit chien en laisse. Je les interpelle en déclinant ma profession: «Vous connaissez Lionel Dugerdil?» Ils grimacent d’un air méfiant: «Oui, c’est un ami. Aucun commentaire à faire.» Mauvaise pioche. Ils s’éloignent sans plus d’explications.
Retour au point de départ, je vais tenter ma chance au bistrot de la gare. Je prends place sur la terrasse, non loin de deux hommes en train d’achever leur repas. Lorsqu’ils passent au café, je me permets de nouer le dialogue.
L’un des hommes a l'air fatigué, mais souriant. Il porte une chemise à carreaux rouge sur un T-shirt légèrement taché. Il me dit qu'il est employé dans la restauration depuis très longtemps. Oui, il a croisé le politicien agrarien quelques fois, au fil des années. Et il en a entendu parler, «en bien et en moins bien. C’est moyen-moyen, ça dépend à qui on parle.» Ça ne m’avance pas beaucoup.
Direction la boulangerie, au centre du village. J’y répète l’exercice avec la vendeuse, une dame discrète, lunettes et cheveux tirés en arrière: «Oui, je croise régulièrement Lionel Dugerdil, surtout lorsqu’il y a le marché. Sa famille y vend son vin. C’est un citoyen aimable, c’est tout.» Il y a une pointe de méfiance dans sa voix.
La balade avec Madame Dugerdil
La causalité des faits suivants reste un mystère, mais à ma sortie de la boulangerie, j’aperçois un grand véhicule noir – avec l’inscription «Clos du Château» sur le côté et une femme brune au volant. Elle cherche à se parquer au centre du village. Comme j’ai posé les pieds à Satigny il y a moins d’une heure: je crois (d’abord) à une simple coïncidence. Je poursuis donc ma mission en interpellant un jeune homme qui sort de sa voiture.
À peine ai-je le temps de me présenter au quidam que Madame Dugerdil nous interrompt: on l’a avertie de ma présence dans le village: «Que faites-vous ici?» Le passant prend congé. Je me retrouve nez-à-nez avec elle. J’explicite ma démarche, les questions que je pose: «Je fais simplement mon métier.» Elle me dit que, déjà, je ne suis pas exactement au bon endroit: Choully, la localité de leur domaine, c’est un peu plus haut. Elle veut m’y emmener en voiture – j’accepte.
D’abord on ne se dit rien. Je sais qu’elle est là pour défendre son mari, d’une façon ou d’une autre. On passe à côté de son domaine: on n’y entrera pas, les lieux sont loués pour un événement, et remplis de monde. À sa demande et par respect pour sa vie privée, les éléments évoqués avec Madame Dugerdil lors de ce trajet resteront confidentiels. D’autant plus qu’ils n’ont pas de lien direct avec le sujet de cet article. La patronne du domaine m’a, en revanche, emmené sur les lieux où Lionel Dugerdil est accusé d’avoir réalisé des travaux illicites, comme nous le révélions au début de l’année.
Sur le chemin du retour, elle m’indique les maisons voisines qui auraient, elles aussi, subi des cambriolages. Selon Madame Dugerdil, c’est presque une maison sur deux, sur la route du Crêt-de-Choully. Elle parque sa voiture: on se serre la main. Chacune reprend sa route.
Les voisins
Le long de cette allée de maisons si prisée des cambrioleurs, je sonne à une porte au hasard. Une femme souriante d’une bonne cinquantaine d’années apparaît. Les aboiements de son gros berger allemand la précèdent. Elle me confie d’entrée de jeu: «Ça nous est arrivé une fois, de nous faire cambrioler, oui. C’était il y a des années, notre précédente chienne y est restée. Elle s’est fait malmener: gros hématome… On a dû la piquer quelque temps après. Depuis, on a mis un système d’alarme.»
Elle avance que, souvent, les bandits qui sévissent dans le coin viendraient et repartiraient via la frontière française: la plus proche étant à moins de 3 km de là (et ça complique les choses, au niveau des arrestations, on y reviendra). La France est accessible principalement via trois chemins, dont deux donnent sur une route départementale frontalière (image ci-dessous). C’est aussi ce que m’a indiqué Madame Dugerdil, lors de notre balade.
Notre conversation est interrompue par une camionnette qui se parque devant nous: Monsieur est rentré du travail. «Ah, oui, lui aussi, il va vous répondre. Il adore parler, mon mari.» L’homme, à la carrure assez imposante, ne se fait pas prier.
«J’ai en effet entendu parler de cette histoire de cambriolage qui dérape chez Monsieur Dugerdil», entonne-t-il. Et des sept précédents? «Oui, une fois il a même coursé un voleur dans ses vignes alors qu’il était tout nu, c’était peu de temps après notre cambriolage, je dirais avant 2012.» Sa femme fait mine de s’insurger, tout en souriant: «Ça, il ne fallait pas le dire, ne l’écoutez pas…» Mythe ou réalité? Un homme rencontré brièvement avant ce couple a également évoqué cet événement. Mais impossible, dans ce contexte, de démêler les récits épiques des faits avérés.
Je relance l'époux: s’il s’était trouvé face à son cambrioleur, est-ce qu’il l’aurait frappé, comme l’a fait son voisin? «Moi, j’aurais fait pire!» Il nous raconte un souvenir pour le moins singulier: «J’ai travaillé dans le domaine du transport. Une fois, je me suis fait voler un véhicule à la Gavotte (ndlr: Lancy). Trois cambriolages auraient été perpétrés avec, si j’en crois la police.»
Et le villageois d’enchaîner: «Incroyable mais vrai: le jeune voyou, qui venait d’une commune genevoise, a fini par ‘ramener’ le véhicule là où il l’avait piqué. On a réussi à le choper à ce moment. Je l’ai un petit peu abîmé. Puis nous l’avons agrafé contre un panneau en bois, avec les bras en croix. C’est comme ça qu’il a attendu que la police l’embarque.» Des conséquences? «Les parents de ce jeune homme ont voulu porter plainte. Au final, ils ont retiré la leur contre le fait que je retire la mienne.» Là aussi, je ne peux que croire sur parole (ou pas) mon interlocuteur et sa femme.
J’aimerais parler à des douaniers, pour clore cette jourée déjà riche en rencontres. Le couple m’indique la route sur laquelle se trouve la maison où ils logent — celle qui mène au Moulin Fabry (voir la carte plus haut), puis en France.
L’autre domaine
En me dirigeant vers la frontière, je fais un détour par un autre domaine situé non loin du Clos du Château, tenu par deux frères. Un garage sans porte qui donne sur la route, des bouteilles de vin bien visibles dans des caisses… N’ont-ils pas peur d’attirer les voyous? Je tombe bien: une voiture se parque. L’homme qui en sort est l’un des patrons de la maison. Il a l'air de revenir de baignade.
Je lui pose la question. «Nous nous sommes fait cambrioler trois fois. Les choses qui disparaissaient étaient toujours les mêmes: des outils de bricolage, des tronçonneuses… Tout ce qu’il faut pour aller faire le paysagiste au noir le week-end. Après, dans mon cas, je soupçonne un employé qui s’est soudainement tiré — je ne pense pas que ce soient des inconnus.»
Et l’«affaire» Lionel Dugerdil, qu’en pense-t-il? «Lionel, je le connais depuis très longtemps. J’ai aussi pas mal d’amis policiers: souvent, les cambrioleurs qu’ils arrêtent, c’est à peine s’ils sont punis. C’est démotivant pour les agents, et énervant pour les gens. Je ne suis pas pour la peine de mort, mais il y a quand même un problème, aujourd’hui, je trouve.»
Est-ce qu’il comprend la réaction violente de son confrère vigneron, qui s’est retrouvé face à son voleur? «Lionel est un gars sanguin, c’est comme ça. Dans le bon et dans le mauvais sens: c’est aussi quelqu’un qui est toujours prêt à aider.» Lorsque je quitte mon dernier interlocuteur du village, l’après-midi s’achève, mais le soleil cogne encore.
La maison des douaniers
Après un quart d’heure de marche (et de transpiration intense) sur une route bétonnée le long des champs, j’atteins une maison rose. C’est la dernière étape de mon périple en campagne genevoise — là où logent des gardes-frontières. La porte de l’immeuble est ouverte.
Je choisis un étage et une porte au hasard, un douanier m’ouvre en peignoir. Il est 17h30, la personne bâille: elle vient de se réveiller. Encore dans les vapes, le fonctionnaire accepte de discuter avec moi. On descend dans le jardin commun, à l’abri d’un cerisier. Il sirote un jus d'orange en se frottant les paupières.
«Actuellement, je travaille ailleurs. J’ai fait de la douane terrestre auparavant, et une des personnes avec qui j’habite ici, et dont je suis proche, est rattachée à un poste-frontière pas loin.» Est-ce qu’il y a beaucoup de cambriolages en provenance de la France, dans cette petite bourgade limitrophe, comme semblent le dénoncer ses habitants? «C’est un calvaire. Souvent, ils fuient par les chemins qui mènent à la route départementale française, où une voiture les attend. Mais on retrouve aussi des bijoux dans les champs, parfois.»
L’employé a l'impression que l’aspect transfrontalier de ces infractions complique leur répression: «Il y a parfois des contraintes, au niveau légal. Par exemple, si on perd de notre champ de vision un cambrioleur qui prend la fuite vers la France, on peut perdre le droit de continuer la course-poursuite sur le territoire français. Dès qu'on passe la frontière, une machine bureaucratique s’enclenche: il faut demander l’aval de la centrale pour aller de l’avant, etc.»
Contactée pour confirmer cela, la porte-parole du Centre de coopération policière et douanière nuance les propos du douanier de Choully: «Les agents sont autorisés à continuer la poursuite sans autorisation préalable en France, pour toute personne prise en flagrant délit de commission d’une des infractions énumérées à l'annexe» de l'article 13 de l'Accord relatif à la coopération transfrontalière en matière judiciaire, policière et douanière, établi entre les deux pays. «Vol et recel aggravés», ou encore «homicide volontaire» et «actes de terrorisme» figurent sur cette liste.
La porte-parole d'ajouter: «Les agents peuvent de fait appréhender les auteurs d’une infraction commise en Suisse lorsque celle-ci continue en France — comme une séquestration, par exemple. Et si un nouveau délit est commis pendant une course-poursuite (ndlr: par exemple la mise en danger des usagers de la route), l'appréhension est également possible, avec remise du fuyard à l'autorité française compétente.» Elle précise que, dans ces cas de figure, la priorité des forces de l'ordre reste la sécurité des citoyens sur la route.
Le douanier, toujours assis à l'ombre du cerisier, évoque encore la frustration qui règne dans sa profession, face à la difficulté de poursuivre ce genre de malfrats — et la relative «impunité» qui en découle. Après une petite heure en sa compagnie, je prends congé de mon hôte.
Une marche de trente minutes m’attend: retour à la gare de Satigny. Pas de Madame Dugerdil en vue pour me déposer en voiture, cette fois. Je rate mon train, à trois minutes près. Il est presque 20h. Je cède finalement à l’appel d’un verre de viognier, sur la terrasse du bistrot de la gare où j’ai entamé mon périple.
Les identités de toutes les personnes qui interviennent dans cet article sont connues de la rédaction. Elles n'ont pas été explictement déclinées, pour leur protection.