Benoît Gaillard, 36 ans, est à la fois un jeune loup et un vieux renard de la politique. Lausannoise d’abord, puisqu’il est élu socialiste au Conseil communal (législatif) de la ville. Vaudoise, parce qu’il a été le collaborateur personnel de l’actuelle présidente du gouvernement, Nuria Gorrite. Romande, tant il a porté — souvent dans l’ombre — un nombre difficilement calculable de projets et débats. Nationale, enfin, car il est responsable de la communication et des campagnes pour le compte de la puissante Union syndicale suisse.
Très disert sur n’importe quel sujet d’actualité, ce vollblut Politiker ne lâche jamais de confidence sur sa vie personnelle, ses passions ou exécrations, son épouse la conseillère d’État Rebecca Ruiz et plus globalement sur sa vie de famille. Comment en connaître davantage sur l’homme qui s’impose de ne présenter que son visage de citoyen aux flashes des photographes? J’ai tenté un exercice inédit. Lui adresser, en miroir, les questions intrusives et souvent sexistes posées «aux femmes de» par des journalistes, des décennies durant. Benoît Gaillard y a répondu avec pudeur, mais surtout avec franchise et aplomb.
Le poids du patriarcat nous impose de voir les femmes comme des mères avant tout, au risque que les femmes de pouvoir soient considérées comme de mauvaises génitrices à cause d’une fonction dévorante. Posées à un homme, que le patriarcat voit comme un travailleur avant tout, ces mêmes questions restent-elles choquantes? Pas vraiment, me semble-t-il. Et tant mieux, penseront certains, si ces messieurs arrivent à assumer une toute petite partie de leurs tâches de parent. Me rejoindrez-vous après avoir lu cette interview?
Qui êtes-vous, Monsieur Gaillard?
Quelle question vertigineuse… Je ne sais pas par où il faut commencer. Un type de 36 ans, actif en politique, intéressé par la chose publique, engagé professionnellement dans un syndicat, impliqué dans une entreprise de transport public. Et accessoirement un père de famille, un Lausannois.
Parlez-nous de votre femme, Rebecca Ruiz. Qu’est-ce que cela fait de vivre avec une célébrité de la politique?
Nous nous sommes rencontrés en politique. Donc notre histoire est évidemment liée à la politique. Maintenant, comme nous en faisons les deux, nous faisons en sorte que notre vie privée ne tourne pas uniquement autour de ça.
Est-ce que vous admirez votre épouse?
Oui, sans réserve.
On connaît la ministre. Mais comment est-elle dans le privé et au quotidien?
J’ai envie de dire qu’elle est pareille. Sincère, engagée, entière, intelligente. Mais je ne suis évidemment pas très objectif.
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Quel petit plat aimez-vous mitonner pour elle et vos enfants le soir?
Je cuisine pratiquement tous les jours. Je fais beaucoup de plats végétariens parce que notre grande fille est devenue végétarienne. Et sinon, des choses assez classiques. J’aime beaucoup la cuisine italienne et les fromages suisses!
Vous êtes syndicaliste et élu local. Comment faites-vous pour gérer ces activités à côté de l’éducation de vos enfants?
Nous avons toujours eu un modèle aussi égalitaire que possible. D’autre part, nous nous reposons évidemment sur les services publics que sont l’école, les garderies… Et aussi sur nos familles. Cela demande de l’organisation, c’est sûr. Et la répartition égalitaire peut aussi se penser dans le temps. Il y a des phases où c’est plus l’un ou l’autre, dans la vie. Globalement, je pense que nous y arrivons bien. Comme tous les parents, nous apprenons en faisant. À priori, il n’y a pas encore eu de catastrophe. (Il sourit)
Qu’est-ce que cela vous fait de vivre au quotidien dans l’ombre de quelqu’un?
Je ne le vois pas comme ça. Chacun mène ses activités de manière autonome. Je n’ai pas l’impression d’être dans la dynamique que vous décrivez. Plutôt que de penser l’un par rapport à l’autre, il est plus important de se demander si nous sommes les deux à l’aise. Pour l’instant, je crois que la réponse est oui.
Avant de passer aux questions plus sérieuses, qu’avez-vous ressenti au moment de répondre à ces questions intrusives, souvent sexistes, qu’on a posées aux femmes durant des décennies?
Je me souviens d’avoir été frappé, quand j’étais plus jeune, par ces questions qui étaient posées aux femmes. Et nous avons d’ailleurs encore quelques exemples récents qui ont marqué à juste titre les esprits. Moi, la question que je me pose, c’est finalement: est-il vraiment important de connaître ces choses personnelles sur celles et ceux qui s’engagent en politique? J‘ai une conception assez classique: dans l’espace démocratique, nous sommes des égaux. Savoir comment cela se passe à la maison, ce qu’on croit ou comment on vit, c’est beaucoup moins important que les idées qu’on défend.
Parce que c’est toujours nécessaire, en politique, d’aborder ces thématiques pour séduire…
J’espère que nous sommes gentiment arrivés dans un monde où, autant les femmes que les hommes, peuvent vivre leur vie dans l’espace public et professionnel sans que ces questions ne soient déterminantes. Pour revenir à mon ressenti, c’est la première fois qu’on me pose des questions du genre. Et vous avez sans doute remarqué que j’aborde naturellement ces aspects personnels avec une certaine forme de pudeur. C’est peut-être mon côté vaudois. Mais ma réaction s’explique surtout parce que ce ne sont pas ces éléments que je veux amener dans l’arène. Ne serait-ce que par respect pour mes filles, qui choisiront elles-mêmes si elles veulent ou non s’exposer publiquement.
Blague à part, votre relation vous a quand même freiné professionnellement. Vous aviez dû quitter votre emploi de collaborateur personnel de Nuria Gorrite peu avant l’élection de votre épouse…
Sur ce point précis, il s’agit de décisions distinctes. Vous pouvez reprendre la chronologie. Ces deux événements sont séparés de plusieurs mois! Il n’y a pas de planification qui a été faite.
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Mais une année avant les élections, votre femme savait déjà qu’elle voulait entrer au gouvernement. Non?
Non. C’est un choix que j’ai mûri et qui était uniquement lié à mon parcours professionnel. Lorsque j’ai pris ma décision, il n’était aucunement question d’une complémentaire au Conseil d’État. Sur la question du frein, je vous assure que je n’ai jamais ressenti ça. En quelque sorte, nous sommes protégés par la transparence: nous formons un couple, c’est connu, il n’y a rien à cacher. Nous avons des charges qui sont elles aussi connues, toutes les activités que nous exerçons sont publiques. C’est à la fois une garantie pour les citoyens et le débat démocratique, mais c’est aussi une protection pour nous.
Le Parti socialiste est régulièrement accusé par la droite de faire de la politique des petits copains. Craignez-vous d’être accusé de faire de la politique de couple?
Ce sont toujours des accusations sans réel fondement, sans reproche concret. Ce qui est sûr, c’est que nous ne sommes pas aux États-Unis, on ne fait pas de la politique en tant que couple en Suisse, pas plus nous que d’autres. Et tant mieux. Donc ces critiques ne m’inquiètent pas plus que ça. À la fin, ce qui compte, quand on a une fonction, c’est ce qu’on y fait, et si on obtient de bons résultats.
Il y a quelques années, le fait que Grégoire Junod soit syndic de Lausanne a certainement participé au renoncement de sa femme, Géraldine Savary, de se porter candidate au Conseil d’État. N’est-ce pas un exemple de plus où une femme a dû s’effacer au profit de son mari, ici dans un parti de gauche qui se veut progressiste?
Je ne parle pas pour les autres. Le retrait de Madame Savary de sa fonction au Parlement fédéral reste un épisode que je regrette, qui est douloureux. Maintenant, je pense que s’il y a bien un parti qui a promu les femmes — il y en a une à la présidence de notre parti national, à la présidence de notre parti cantonal et dans les Exécutifs à tous les niveaux — c’est le Parti socialiste.
Il y a eu des remous quand vous avez repris la présidence de la CGN. Comment faire pour mener vos combats librement alors que le spectre du conflit d’intérêts est régulièrement brandi par vos adversaires?
Pour moi, c’est clair: dans toutes les fonctions que j’ai, j’essaie de travailler au plus près de ma conscience, de faire ce qui me semble juste. Si on commence à se préoccuper du qu’en-dira-t-on, on n’avance pas. Dans le conseil d’administration de la CGN, il y a des gens de différents partis, de plusieurs cantons et même de collectivités françaises. Et je crois que nous avons bien réussi à faire avancer cette entreprise de service public ces dernières années.
Sur la scène politique nationale, vous êtes un acteur de l’ombre important. Reforme de l’AVS, identité numérique, droit de timbre… Vous faites partie de la gauche combative. Resterez-vous ad aeternam une éminence grise?
L’idée même qu’il y ait des acteurs de l’ombre et des acteurs dans la lumière, ce n’est pas ma conception des choses. Cela fait des années que je m’engage en politique. Comme tout le monde, certains combats me font plus vibrer que d’autres. J’ai eu la chance de pouvoir m’engager à plusieurs titres et à différents moments. Parfois de façon plus individuelle, parfois dans un groupe, parfois au sein du Parti socialiste… Et j’ai envie que cela continue ainsi. J’ai l’espoir de pouvoir apporter aux idées que je défends des victoires et des contributions dans le débat public.
Vous travaillez quand même beaucoup pour les autres. À un moment donné, aurez-vous aussi envie de travailler pour vous?
Le collectif dépasse en capacité et en importance les individualités. Ça a toujours été ma conception de la politique. Les grandes choses que nous accomplissons sont rendues possibles par le fait que nous les réalisons ensemble. Ce qui explique notamment mon attachement aux services publics ou encore à une fiscalité juste. Cette ligne vaut à la fois pour les projets publics et privés. Vous n’auriez rien de la technologie d’aujourd’hui, des géants du numérique, de tout ce que l’internet rend possible, sans la recherche fondamentale qui a été rendue par des financements publics. Honnêtement, j’éprouve le même plaisir à aider ou de conseiller des gens qui sont très exposés que de parfois m’exposer moi-même.
Si vous aviez l’impression que l’intérêt collectif passait par votre candidature, par exemple au Conseil national lors des élections fédérales de 2023, vous iriez?
Les élections fédérales sont en 2023. D’ici-là, nous avons d’autres batailles à gagner: sur la fiscalité ou encore sur les retraites. Nous devons faire en sorte que les choses s’améliorent pour tout le monde, améliorer le pouvoir d’achat, améliorer les retraites… Nous avons aussi des problèmes à résoudre dans les villes, je pense notamment à la thématique du logement. Il faut d’abord me concentrer là-dessus pendant la période que nous sommes en train de vivre qui est, j’espère, une sortie de la crise Covid.
Mais la sortie de crise se jouera aussi en 2023 à Berne…
Allez, espérons que nous aurons déjà planté quelques clous avant ça, pour les gens qui travaillent et qui tirent la langue dans ce pays. Nous parlerons des élections fédérales le moment venu.