Maurice* n'est pas une femme, n'est pas malade, n'est plus un enfant... et n'est ni Lausannois, ni Suisse. Il coche donc toutes les cases pour se faire refuser fréquemment l’accès aux centres d'hébergement d'urgence lausannois, selon le dispositif de réservation de la Ville. La raison? Des personnes sans-abri considérées comme plus vulnérables passent en priorité.
Alors oui, Maurice se fait souvent fermer la porte au nez, lorsqu’il demande un logis pour quelques nuitées. En une année passée dans les rues lausannoises, il y a eu certains mois où le jeune homme de 20 ans devait en passer la moitié à zoner, ou à se cacher.
C’est en allant ce mardi 20 juin à la rencontre du collectif 43m2, qui a occupé le théâtre de Vidy le lundi 19 juin, que Blick a fait la rencontre de ce Franco-Sénégalais, venu en Suisse avec l'espoir d'une meilleure vie. Vous avez peut-être vu passer l'info: une cinquantaine d’activistes avaient débarqué dans ce lieu de culture et de divertissement lausannois pour le transformer en centre d'hébergement d'urgence pour personnes sans-abri, y installant cuisine et dortoir.
L'action n'aura duré que quelques heures, jusqu'à que le collectif se mange le véto de la Ville de Lausanne. Alors, le lendemain soir, les activistes pliaient déjà bagage. Maurice, assis quelques mètres plus loin face au lac lorsque Blick est allé à leur rencontre, est déçu, mais connaît bien la musique. «Cela m'est arrivé plein de fois de ne pas trouver d'hébergement à Lausanne», affirme-t-il. Ce dernier explique ces refus par les critères de sélection administratifs des centres. Serait en cause: son profil.
Quelque 3124 refus en six mois
Parmi les refus, des caractéristiques reviennent fréquemment, appuyait quelques minutes plus tôt Rebecca, une membre du collectif 43m2: «Ce sont souvent des hommes isolés, qui viennent des pays du Sud» — la mise en application de ce tri administratif a donc des conséquences racistes, estime la jeune femme. A noter que selon une étude du Fond national suisse (FNS) datant de mars 2022, 83% des sans-abri en Suisse sont des hommes, et quatre cinquièmes n'ont pas la nationalité suisse.
Pour la Ville de Lausanne, la réalité est plus complexe. «Une personne peut être refusée à l’entrée d’un hébergement d’urgence, mais être acceptée dans un autre dans la nuit, explique Amélie Nappey-Barrail, responsable du bureau d'information de la commune. Le dispositif reste très sollicité et nous faisons face à une population très mobile. L’accueil se fonde sur la situation des personnes, en particulier leur vulnérabilité. Il n’est dès lors pas acceptable de laisser entendre que le personnel des structures d’hébergement d’urgence se fonde sur d’autres considérations, telles que l’origine.»
Assis sur un petit muret en pierre en face des tentes vides du collectif 43m2, Maurice, lui, est songeur. «Parfois, il y aurait de la place pour moi, mais ils gardent quand même les lits pour des situations urgentes. Moi, je trouve que c'est de la méchanceté, mais peut-être que les décisions viennent d'en haut...» Un caractère doux, un sentiment d'impuissance palpable.
Combien en tout sont-ils à galérer à Lausanne? Difficile à dire, les statistiques quantifiant le sans-abrisme en Suisse sont rares. Toujours en mars 2022, le FSN dénombrait 150 personnes sans toit pour 100'000 habitants dans la capitale olympique. Un calcul à prendre avec quelques pincettes, puisque ces personnes peuvent parfois vivre dans un logement provisoire, avant de se retrouver à nouveau à la rue en un clin d'œil. Et ainsi passer entre les gouttes des recensements.
Caché dans les caves
Il est néanmoins possible d'évaluer la situation avec un autre chiffre: Depuis le 1er janvier 2023, 3124 personnes se sont vues refuser une place dans un centre d'hébergement d'urgence à Lausanne, soulignait encore plus tôt Rebecca, du collectif 43m2. «Cela ne veut pas dire que 3124 personnes ont dormi dans la rue. Celles-ci se sont peut-être fait refuser l'accès à plusieurs centres. Mais ce n'est pas négligeable.»
Et qui dit refus, dit souvent passer la nuit dehors. «En hiver, c'était très difficile, glisse Maurice à Blick. Je me cachais dans des caves. Je sais que ce n'est pas bien, mais j'ai dû voler des vélos pour me déplacer. Une fois, je me suis fait menacer au couteau...»
Pourtant, en décembre 2022, la Ville votait une augmentation budgétaire de 200'000 francs pour le dispositif d’hébergement d’urgence. Celle-ci affirme considérer la problématique comme un dossier prioritaire. Mais va-t-elle assez-vite? Vraisemblablement pas pour le collectif, ni pour Maurice.
«Même si cela ne va pas aussi vite que le voudrait le collectif 43m2, nous avons augmenté de manière constante le nombre de places ces dernières années, rétorque Amélie Nappey-Barrail. La Ville poursuit ses travaux pour sortir de la logique saisonnière, et avance avec ses partenaires, dont le Canton.»
Rebecca s'émeut justement du manque de solutions d'urgence. «Je considère que le fait d'avoir un logement est un droit fondamental, surtout en hiver.» Mais l'air glacial, qui ne pardonne pas, n'est pas l'unique motif des revendications du collectif 43m2, adressées au canton de Vaud et à toutes les communes vaudoises.
Les personnes sans-abri ont aussi besoin de solutions en été
Celui-ci veut augmenter le nombre de lits disponibles à l'année, augmenter le nombre d'hébergements d'urgence ou encore dépénaliser le camping sauvage (la loi est actuellement appliquée aux personnes n'ont d'autre choix que de dormir dans la rue). Et, surtout, abolir la politique du thermomètre (une grande partie du dispositif est inactif en été).
Avec la chaleur actuelle, il peut parfois sembler difficile de comprendre l'urgence de trouver un toit aux personnes sans-abri. Seulement voilà: les centres d'hébergement ne protègent pas uniquement ces personnes du froid.
Ces lieux d'accueil offrent un certain repos, une sécurité que l'on ne trouve pas dans la rue. Certains aident même à (ré)insérer socialement et professionnellement les sans-abri, et leur apportent une aide psychologique. Lorsque Maurice a appris le décès de sa mère il y a deux mois, l'Association Sleep-in a constitué un soutien non négligeable, assure-t-il à Blick.
La Ville se dit consciente du rôle social de ces lieux d’hébergement. «Aujourd’hui, il y a encore 212 places de logement d’urgence ouvertes dans la région lausannoise en sus des lieux comme la rue St-Martin 10 qui offre un accueil de jour», précise encore la responsable de la communication.
C'est malgré tout avec un goût amer que s'est terminée l'occupation du théâtre, autant pour ce dernier que pour le collectif. Les activistes n'y voient toutefois pas un échec. «Cette action nous a demandé beaucoup de préparation. Et je pense qu'elle a eu un sens politique, elle a été médiatisée et a permis de maintenir le sujet du sans-abrisme dans le débat public, même si elle n'est pas aboutie», juge Rebecca.
Pourquoi ne restent-ils pas encore quelques jours, malgré l'autorisation de la Ville de laisser leurs tentes en extérieur jusqu'à samedi? «Nous nous sommes beaucoup questionnés sur le fait de rester encore quelques jours pour accueillir les personnes sans-abri en journée, ce qui est aussi très important pour elles. Mais, sous ces tentes en extérieur, ce serait exposer leur précarité au public.» Autrement dit: les personnes sans-abri pourraient ne pas se sentir en sécurité.
Sur cette note de fin mitigée, le collectif se rassemble une dernière fois avant de lever le camp. Ce mardi soir, Maurice ira dormir au Sleep-in de Lausanne. Le jeune homme y a une réservation jusqu'au 24 juin. Ensuite, la galère recommencera.
*Prénom modifié
EDIT: Dans la première version de cet article, initialement titré «Mon ami sans-abri est mort de froid, faute d’hébergement à Lausanne», nous avions relaté cette grave affirmation de Maurice sans la vérifier, ni donner la parole aux autorités pour un contre-point. Or cette assertion s’est révélée sans fondement. Nous prions la Ville de Lausanne de bien vouloir accepter toutes nos excuses pour le tort que la première version de cet article a pu leur causer, ainsi qu’à toutes les lectrices et tous les lecteurs qui ont malheureusement été confrontés à une fausse information. Pour retrouver notre live consacré à nos rectificatifs, cliquez ici.