Les oligarques russes sont pris entre deux feux dans le monde entier. Après l’invasion de l’Ukraine, l’Occident a blacklisté des centaines de personnalités issues de l’entourage de Poutine. Ces super-riches ont donc passé leur début d’année à parcourir les États occidentaux pour espérer mettre leurs avoirs à l’abri, par voie terrestre et maritime, mais aussi – surprise! – en jet privé.
Et il se trouve qu’une société suisse, spécialisée dans la location de ces engins de luxe, pourrait avoir gardé des liens privilégiés avec des VIP du Kremlin. Comlux Aviation possède en effet des dizaines de jets et s’occupe notamment de l’entretien de deux hangars au Kazakhstan. L’entreprise – qui emploie environ 500 personnes dans le monde – a un siège social en Suisse, à Hergiswil (NW) et un bureau à Zurich.
La collection d’avions de Comlux est pour le moins étendue. On y trouve notamment un Boeing 777-200LR, qui vaut actuellement 324 millions de francs, ou encore un 767-200ER, dont le prix s’élève à 149 millions de francs. Des engins que seuls les hyper-riches du monde peuvent se payer. Des oligarques proches du Kremlin en ont-ils profité, malgré les sanctions aériennes imposées par l’Occident sur la Russie?
Fier de ses VIP
Le patron de Comlux, Andrea Zanetto, qui dirige l’entreprise depuis 2011 avec une formation d’ingénieur en aéronautique, n’était pas peu fier de sa clientèle russe. Dans une interview accordée en 2018 au magazine aéronautique russe «Russian Aviation Insider», le patron avait déclaré réaliser 30 à 40% de son chiffre d’affaires en Russie et dans les États de l’ex-URSS. «La Russie et Moscou sont fantastiques», s’exaltait le businessman.
Des vols en Russie à la mi-mars
Jusque-là, rien de bien choquant. Nombre de sociétés de transport faisaient affaire avec la Russie… avant son invasion de l’Ukraine. Or, la société suisse de jets privés volait encore en Russie après l’invasion de l’Ukraine, comme le montre une enquête menée par Blick.
Les données des vols allers-retours de la compagnie permettent de retracer avec précision les déplacements ayant eu lieu ces dernières semaines. Spoiler: l’identité des clients de la firme reste un mystère, mais les trajets réalisés en disent long.
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Début mars par exemple, un Superjet 100 du constructeur aéronautique russe Sukhoï a décollé à plusieurs reprises de Moscou et de Saint-Pétersbourg en direction du Kazakhstan. Un Mitsubishi Challenger 850, de la marque Bombardier, a été utilisé récemment pour un autre trajet Moscou-Kazakhstan. Un autre mouvement aérien, datant du 9 mars, prouve un voyage nocturne effectué de la ville de Petrozavodsk, à l’ouest de la Russie, vers la métropole kazakhe d’Almaty.
Techniquement parlant, les activités de Comlux ne seraient cependant pas illégales vis-à-vis des sanctions internationales et suisses imposées à la Russie. Les vols ont été effectués par la filiale kazakhe Comlux KZ et les jets privés sont enregistrés au Kazakhstan, ce pays faisant partie des alliés les plus loyaux de la Russie.
Comlux nie en bloc…
Blick a tenté, durant plusieurs jours, de confronter l’entreprise d’Hergiswil à sa fidélité – moralement questionnable à l’heure de l’invasion – vis-à-vis de la clientèle russe. Mais la direction a laissé nos e-mail et nos appels sans réponse. Blick n’a pas réussi à joindre le chef de l’entreprise, Andrea Zanetto. Peu avant la publication de l’article, la porte-parole de Comlux, Séverine Cosma, s’est tout de même manifestée.
«Nous avons immédiatement suspendu tous les vols à destination, au départ et via la Russie, la Biélorussie, la Moldavie et l’Ukraine», écrit-elle. «En raison des sanctions internationales, nos activités en Russie sont inexistantes», ajoute Cosma.
…avant d’avouer
Ces déclarations sont fausses, comme le montre l’analyse des données de vol réalisée par Blick. Interrogé preuves en mains cette fois, Comlux fait soudain marche arrière: sa réponse précédente n’était «pas assez spécifique», tente de rectifier l’entreprise.
La porte-parole confirme finalement que les vols repérés par Blick ont bel et bien eu lieu. «Il s’agissait exclusivement de vols privés pour le propriétaire de l’avion et ils n’ont pas été effectués pour des personnes ou des organisations russes», affirme Séverine Cosma.
Une excuse que les constructeurs d’avion et les compagnies d’assurance partenaires de Comlux peinent à entendre. Si la compagnie a aujourd’hui stoppé ces vols douteux, c’est en fait grâce à eux.
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«En raison de la position adoptée entre-temps par les constructeurs d’avions et les compagnies d’assurance et de la décision du groupe Comlux, nous avons toutefois suspendu tous les vols vers la Russie depuis la mi-mars», rectifie la porte-parole.
«Difficilement justifiable sur le plan éthique»
Interrogé par Blick, le conseiller national socialiste Jon Pult qualifie la démarche de Comlux de «problématique». «Celui qui triche ou n’est pas totalement transparent dans un domaine aussi sensible perd toute confiance», déclare le politicien, qui est également le président de la Commission des transports et des télécommunications (CTT).
«Livrer par les airs du matériel médical, par exemple, en Russie ou chez ses alliés serait tout à fait éthique. Mais là, il s’agit de jets privés réservés aux oligarques – qui sont l’élite absolue de la Russie. Ils ont une agentivité dans le régime poutinien, quelle qu’elle soit. Et nous ne devons certainement pas protéger leurs intérêts.» Et de conclure: «ce que faisait Comlux il y a quelques semaines encore est donc difficilement justifiable d’un point de vue éthique».
Des oligarques à bord?
Officiellement, rien ne prouve que des oligarques russes sanctionnés ont voyagé avec Comlux entre fin février et début mars. Mais les affaires semblent bien rouler pour le transporteur aérien suisse: en avril, des vols de cette compagnie ont été repérés autour du Kazakhstan, ainsi que dans des pays occidentaux.
La porte-parole du groupe avait avancé, lors de sa première interaction avec Blick, que «Comlux n’a plus transporté d’oligarques russes depuis l’introduction des sanctions». Une déclaration qui ne peut être vérifiée par Blick, puisque les listes des passagers, contrairement aux données des vols, ne sont pas rendues publiques.
(Adaptation par Daniella Gorbunova)