Après des rumeurs de chantage sur fond d'affaires sexuelles problématiques, le diplomate romand Jean-Daniel Ruch a décliné le poste de secrétaire d’Etat à la Politique de sécurité qui lui avait été proposé. Nommé à la mi-septembre, l'homme politique a renoncé à prendre les rênes du service. En cause: des comportements liés à sa vie intime et sa dite vulnérabilité face au chantage. Il quittera son poste d'ambassadeur en Turquie à la fin de l'année ainsi que le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) au 30 juin 2024. Interview.
Sur Jean-Daniel Ruch
Jean-Daniel Ruch, l'année dernière, le privé est devenu politique: on vous a reproché d'avoir été victime de chantage en ce qui concerne votre vie intime. Ces reproches vous ont poussé à renoncer au poste de secrétaire d'État à la politique de sécurité.
C'est un non-sens. Je n'étais et ne suis pas sujet au chantage. Si quelqu'un avait voulu me faire chanter, il aurait tout fait pour que je devienne secrétaire d'État. Il m'aurait alors eu entre les mains. J'ai plutôt été victime d'une campagne de dénigrement.
Une campagne orchestrée par le conseiller national UDC Alfred Heer, comme vous l'écrivez dans votre livre?
Je ne cite aucun nom dans mon livre. Je parle d'un conseiller national UDC avec lequel je partage certains points communs, même si je n'ai pas de sympathie pour l'UDC. Je n'appartiens à aucun parti. Je regrette que ce conseiller national ne voie pas tout ce que j'ai fait en Israël, notamment dans le domaine de l'innovation.
Êtes-vous favorable à l'initiative sur la neutralité, comme Alfred Heer?
En matière de neutralité, il faut être cohérent. On ne peut pas exiger une position neutre dans le conflit ukrainien, mais pas à Gaza. La Suisse n'est pas la Norvège ou le Qatar, qui s'achètent du «soft power» à grands frais. Sans neutralité, la Suisse est comme le Luxembourg, mais avec du chocolat et des montagnes. La neutralité ne limite pas notre politique étrangère, elle élargit notre marge de manœuvre.
Pourquoi n'avez-vous pas expliqué à la cheffe du DDPS Viola Amherd que ces rumeurs à votre encore étaient fausses?
Mme Amherd n'était pas prête à se battre. Je lui avais proposé trois options: entreprendre des démarches juridiques, laisser la tempête passer ou démissionner. Mme Amherd a opté pour ma proposition de démission.
Vous l'avez mal pris?
Non. Je profite pleinement de mes libertés et de la vie.
Que reste-t-il de ces rumeurs?
Rien qui ne m'intéresse. Il n'y a pas de procédure administrative contre moi, pas de procédure pénale, pas de plainte. Il s'agit d'une machination visant à m'empêcher d'être secrétaire d'État.
Vous racontez la vie nocturne à Belgrade dans votre livre. Un soir, une délégation russe s'est présentée avec des escort-girls. La diplomatie a-t-elle besoin de vivre dans l'excès?
La vie diplomatique est plus ennuyeuse que vous ne le pensez. Il n'y a pas de cocaïne dans les soirées d'ambassade – du moins, je n'en ai jamais vu. J'ai été ambassadeur à Belgrade, à Tel Aviv et à Ankara. Ce sont des postes exigeants. Vous ne pouvez pas les assumer si vous menez une vie malsaine.
Au début de l'année, vous avez passé du temps dans un monastère en Corse. Qu'avez-vous confessé aux moines?
En tant que protestant, je ne me confesse pas (rires). J'ai eu de très beaux échanges avec un moine qui était banquier de haut niveau à Zurich à l'époque. Il était tellement dégoûté par le secteur financier qu'il a préféré devenir moine. Il m'a recommandé de ne pas mener de vendetta, mais d'être miséricordieux.
Miséricordieux envers qui?
Envers tous ceux qui m'ont traîné dans la boue.
En tant que secrétaire d'État, vous auriez pu organiser la conférence de paix sur l'Ukraine.
Bien sûr que cela m'aurait tenté. Mais je fais d'autres choses passionnantes... dont fait partie mon livre!
Vendredi, la Russie a annoncé être ouverte à un cessez-le-feu le long des lignes de front actuelles. Qu'en pensez-vous?
Un cessez-le-feu devrait être la priorité numéro un. Cela ne sert à rien de continuer la guerre. Il faudrait mettre Poutine à l'épreuve et accepter son offre.
Mais un cessez-le-feu récompenserait la campagne de Poutine!
Poutine est très fort. Je ne connais aucun expert militaire qui pense qu'il est possible que l'Ukraine reprenne tous les territoires, y compris la Crimée. Un cessez-le-feu ne signifie pas approuver l'annexion contraire au droit international, mais créerait un espace pour les négociations et épargnerait à de nombreuses mères la mort de leurs fils.
L'OTAN fait valoir ses arguments: on ne peut pas faire confiance à Poutine.
C'est de la pure idéologie. Voulons-nous continuer à faire couler le sang? Poutine a atteint depuis longtemps ses véritables objectifs militaires.
Selon un rapport de Bloomberg, le président américain Joe Biden ne se rendra pas en Suisse pour le sommet de la paix. Un échec pour le sommet, d'après vous?
Je ne vois pas les choses de manière aussi dramatique. Ce qui est important, c'est que les gens qui viennent puissent mener une vraie discussion et mettre l'accent sur ce qui est urgent.
Quel gros titre dans les journaux espérez-vous lire après le sommet?
Un pas vers la paix.
N'est-ce pas trop peu ambitieux?
Il ne faut pas s'attendre à plus. Il n'y aura pas de paix après la conférence. Un pas dans cette direction serait déjà énorme. Je suis un peu inquiet quant au choix de Washington de permettre à Zelensky d'attaquer le territoire russe avec des armes américaines. Cela engendrait une escalade supplémentaire qui nous éloignerait encore plus de la paix.
Dans votre livre, vous faites l'éloge de Carla Del Ponte et de Micheline Calmy-Rey. Vous n'êtes pas vraiment d'accord avec Ignazio Cassis, n'est-ce pas?
Le conseiller fédéral Ignazio Cassis et sa femme ont passé deux nuits chez moi à Tel Aviv. C'était très sympathique. Nous avons eu des discussions intéressantes, dans une atmosphère détendue, accompagnée d'un verre de vin rouge israélien. Sur le plan politique, sa devise était la suivante: la politique étrangère est une politique intérieure. Il a appliqué ses paroles. Résultat: les groupes d'intérêts et les lobbies ont beaucoup plus d'influence sur la politique étrangère qu'auparavant.
Vous affirmez que l'économie suisse a profité de vos contacts avec le Hamas. Qu'entendez-vous par là?
Le Danemark a perdu 1% de son produit national brut en raison des appels au boycott lancés après les caricatures de Mahomet. Grâce à nos bonnes relations avec le monde islamique, y compris avec le Hamas, nous avons pu éviter que l'interdiction des minarets n'entraîne une haine de la Suisse. Nous avons rédigé un communiqué de presse que le Hamas a fait diffuser par l'intermédiaire d'imams. Rolex, Victorinox et autres n'ont pas perdu de leur popularité dans le monde arabe.
Dans votre livre, vous considérez Israël comme un «système d'apartheid». Vous ne pensez pas que c'est exagéré?
Je ne le dis pas de cette façon. Mais en Israël, l'hébreu et l'arabe étaient des langues nationales égales. En 2018, une nouvelle loi a été votée qui déclasse l'arabe. Imaginez que le français ne soit plus une langue officielle suisse!
Où voulez-vous en venir?
Il y a autant d'arabophones en Israël que de Romands en Suisse. La situation est pire en Cisjordanie, où il existe deux systèmes juridiques différents pour les colons d'un côté et les Palestiniens qui vivent toujours sous l'occupation. Benjamin Netanyahu (ndlr: le Premier ministre israélien) ne fait rien pour arrêter les colons radicaux. Si ces derniers continuent comme avant, il ne restera finalement que quelques petites réserves pour les Palestiniens, comme pour les Indiens aux Etats-Unis.
Vous connaissez bien le Hamas. Que feriez-vous pour libérer les otages israéliens?
La clé se trouve chez les dirigeants israéliens. Ils devraient mettre fin à la guerre pour pouvoir libérer les otages. Pour cela, Israël devrait admettre qu'il a échoué dans son principal objectif de guerre: la destruction du Hamas.
Peut-on vraiment détruire le Hamas?
Peut-être, mais il y aurait alors un nouveau groupe de résistance, qui serait peut-être encore plus radical. Avec Micheline Calmy-Rey, nous avons poursuivi la stratégie de modération du Hamas, avec un certain succès. En 2017, un document de principe dans lequel le Hamas se déclarait prêt à accepter un État palestinien dans les frontières de 1967. Cela aurait pu servir de base à la solution à deux États.
Quels sont vos projets pour l'avenir?
Une vie simple dans le magnifique Jura bernois. Je suis ouvert aux missions et aux projets. Mais ils doivent être intelligents et éthiquement défendables.
Le livre de Jean-Daniel Ruch «Paix et justice» paraîtra le 12 juin aux éditions Weltwoche.