Les pots cassés de l’opération «Papyrus»
«J'ai voulu sortir de la clandestinité... je me suis fait sortir de Suisse»

Six ans après son lancement, l'opération «Papyrus», projet genevois de régularisation des sans-papiers, (re)fait des remous. Des politiciens dénoncent des refus prononcés «sur la base d’une décision litigieuse». Un père de famille, sommé de quitter la Suisse, témoigne.
Publié: 01.11.2023 à 07:02 heures
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Adrian est en Suisse depuis 2004, d'après ses dires (confirmés par son avocate).
Photo: DR
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

Il a voulu la jouer honnête et sortir de la clandestinité — après une trentaine d’années passées à travailler au noir au bout du Léman. Résultat: il a reçu une décision d'expulsion. Comme quoi, l'honnêteté n'est pas toujours récompensée, contrairement à ce que prétend le dicton.

Opération «Papyrus»

L’opération «Papyrus», lancée dès 2017 à Genève, était la lueur d’espoir d’Adrian*, un père de famille originaire du Kosovo, qui a grandi à Gjilan, non loin de Pristina, la capitale de cet État des Balkans. Ce projet inédit visait à régulariser des milliers de sans-papiers qui travaillent et résident dans le canton depuis cinq à dix ans, selon leur situation familiale, et qui peuvent le prouver.

Adrian affirme être installé de manière permanente en Suisse depuis 2004. Mais il a eu le malheur de traverser la frontière française à deux reprises pour aller faire des courses — en 2009, puis en 2015, d'après ses dires. Les gardes-frontières ne l'ont pas manqué. Ces deux contrôles lui ont valu une interdiction d'entrée en Suisse valable trois ans, à chaque fois.

Ils ont aussi mis en péril sa demande «Papyrus», déposée en 2018. A cause de ces deux escapades, son séjour en terres confédérées n'est plus considéré comme ininterrompu par les autorités. Le Kosovar, qui affirme être actif dans la restauration depuis son arrivée en Suisse, n'est dès lors plus perçu comme un candidat légitime à la grande opération de régularisation, qui a permis à 2390 personnes de sortir de l'ombre entre février 2017 et décembre 2018.

«J'ai peur tous les jours»

Aujourd’hui, Adrian, sa femme et ses trois enfants — qui l'ont rejoint en Suisse bien après son arrivée — vivent avec la boule au ventre, dans un quartier populaire de Genève. Il a accepté de rencontrer Blick, un jeudi soir, dans un café, pour nous parler de son drame de vive voix.

«J’ai peur tous les jours, confie-t-il, dans un français imparfait, mais parfaitement compréhensible. À chaque fois que je traverse la route, que je prends la voiture, je sais que si je me fais contrôler par les forces de l’ordre, c’est peut-être fini pour nous — nous devrons retourner au Kosovo. Je suis fatigué de vivre comme ça…»

Adrian a déposé sa demande «Papyrus» à l'Office cantonal de la population et des migrations (OCPM) de Genève en 2018. L'instance cantonale s'était alors dite favorable à l'octroi d'une autorisation de séjour «sous réserve de l'approbation du Secrétariat d'État aux migrations» de la Confédération (SEM), d'après les documents en notre possession.

Deux ans plus tard, en janvier 2020, la décision de Berne tombe: le SEM refuse de donner son approbation «à l'autorisation de séjour» demandée. Adrian fait recours, amène des preuves supplémentaires: il déclare travailler pour le même employeur depuis huit ans — ce dernier est même auditionné par les autorités. Il produit une attestation d'un logeur, qui lui aurait sous-loué un studio de janvier 2007 à octobre 2012.

Deux escapades fatales?

En 2021, le Tribunal administratif fédéral (TAF) rejette définitivement le recours. En précisant que «les moyens de preuve produits ne permettaient pas d'établir que l'intéressé avait effectivement vécu à Genève de façon ininterrompue depuis 2008», d'après la décision, dont Blick a obtenu copie. 

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«D’après le Tribunal fédéral, il y aurait eu une interruption de séjour continu en Suisse. Alors que, dans les faits, c’est complètement faux...»
Dina Bazarbachi, l'avocate d'Adrian
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La missive fait par ailleurs mention des deux courtes «virées» du Kosovar en France, en 2009, puis en 2015. À noter que, d'après son récit, Adrian aurait demandé l'asile en France en 2009... sur un malentendu. «Je ne parlais vraiment pas bien français, à l'époque. Le garde-frontière m'a fait signer un document que je ne comprenais pas.» Après cet épisode, il serait directement revenu en Suisse, au contraire de ce qu'affirment les autorités.

Contactée, Dina Bazarbachi, son avocate, soutient sa version des faits: «D’après le Tribunal fédéral administratif (TAF), il y aurait eu une interruption de séjour continu en Suisse. Alors que, dans les faits, c’est complètement faux.»

«J'ai voulu sortir de la clandestinité»

L'air inquiet, Adrian ironise, le jour de notre rencontre, en touillant son café: «J'ai voulu sortir de la clandestinité... Et, au final, je me suis fait sortir de Suisse.» Si, grâce à une jurisprudence en place depuis mai 2023, Adrian ne peut pas être légalement puni pour séjour illégal, il n'en reste pas moins interdit de territoire suisse. Il a officiellement été sommé de quitter le pays d'ici au 30 avril 2022 par l'Office cantonal de la population et des migrations (OCPM). Cela fait donc un an et demi que sa famille et lui vivent dans l'illégalité.

Après la débâcle de sa procédure «Papyrus», Dina Bazarbachi tente désormais de trouver une autre solution pour régulariser son client. «C’est une situation extrêmement complexe, commente-t-elle. Désormais, nous tentons de faire valoir un contrat de travail pour qu’il se voie enfin délivrer un permis de séjour.»

Et la femme de loi d'ajouter: «Nous faisons tout ce que nous pouvons.» Et si faire valoir un contrat de travail pour obtenir un permis ne fonctionne pas? «Nous ferons recours auprès des autorités compétentes. Et ainsi de suite.», rétorque Dina Bazarbachi — qui dit s'attendre à un combat sisyphéen.

D'autres cas en suspens

Le cas d'Adrian ne serait pas le seul supposé «pot cassé» de l'opération «Papyrus». Dans un autre registre, dès ce printemps, des députés genevois se sont mobilisés pour dénoncer... des dénonciations prétendument excessives de l'OCPM.

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«Il y a actuellement cinq dossiers «Papyrus» en cours d’instruction, tous suite à une décision de justice récente, soit de condamnation soit d’acquittement, dans le cadre de notre dénonciation»
Nathalie Riem, responsable communication du Département des institutions et du numérique (DIN)
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C'est-à-dire? «L'OCPM a dénoncé 440 dossiers à la justice pour des soupçons de fraude» dans le cadre de l'opération «Papyrus», écrivait le «20 minutes», en mai 2023. Quelque 160 condamnations seraient ainsi tombées.

«Il y a actuellement cinq dossiers «Papyrus» en cours d’instruction, tous à la suite d'une décision de justice récente, soit de condamnation, soit d’acquittement, dans le cadre de notre dénonciation», précise la responsable communication du Département des institutions et du numérique (DIN), Nathalie Riem, interrogée à ce propos par Blick. 

«Régulariser les personnes restantes»

Des dénonciations qui front froncer des sourcils certains députés genevois. Ainsi, dans une motion déposée au Grand Conseil de Genève le 3 juin 2023, des élus du Mouvement citoyens genevois (MCG) et du Parti socialiste (PS) «invitent le Conseil d'État» genevois à «régulariser une fois pour toutes la situation des quelques personnes restantes, qui à l’époque se sont annoncées auprès de l’administration et qui ont pu démontrer qu’elles respectaient les critères d’octroi d’une autorisation d’établissement sur le territoire.»

Les signataires de la motion dénoncent des «décisions parfois litigieuses prises par certains fonctionnaires de l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM), en raison des manques d’effectifs et de clarté au niveau des directives.» Confrontée par Blick, l'instance se défend: «Il n’y a eu aucune imprécision ni manquement dans le traitement des dossiers «Papyrus» par l’OCPM. Les dénonciations ont été faites à la suite des doutes quant à l’authenticité de certains documents.»

Discrimination envers les albanophones?

L'élu MCG Skender Salihi, auteur de la motion, est particulièrement sensible à cette problématique. Contacté, il affirme que le cas d'Adrian, dont il a pris connaissance, n'est pas le seul à représenter un supposé «dysfonctionnement» de l'opération «Papyrus». Il défend son texte: «N'importe quel individu de l'OCPM a pu dénoncer des cas soi-disant litigieux au SEM à Berne. Certains ont ainsi dû se dire, simplement en voyant des noms albanophones, que c'était forcément de l'escroquerie.»

Dans le même esprit, la députée socialiste Xhevrie Osmani a interpellé le Conseil d'État via une question urgente en mai de cette année. Avec un texte intitulé: «La face cachée de l’opération 'Papyrus', celle du double standard appliqué aux ressortissants kosovars?» Dans une réponse écrite, délivrée quelques semaines plus tard, le Conseil d'État a réfuté ces accusations de discrimination.

*Prénom d'emprunt 

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