«A l'aube, Brugg était toujours aussi endormie et rêveuse. Il ne restait plus rien du terrible meurtre de la veille, de la chasse nocturne aux assassins et du décor fantomatique d'une 'nuit du meurtre à Brugg', qui a bouleversé l'opinion publique comme aucun autre événement local depuis des années.» Le samedi 5 juin 1971, le quotidien argovien «Badener Tagblatt» sortait une édition spéciale et illustrée de deux pages, consacrée à une incroyable histoire survenue la veille.
Tout commence le vendredi soir vers 22 heures. La police municipale effectue un contrôle du bruit dans le passage souterrain d'un chemin de fer entre Windisch et Brugg, en Argovie. Quand soudain, un conducteur de moto et sa passagère forcent le barrage mis en place par la maréchaussée. Le motard fait alors fonctionner son accélérateur à plein régime, puis tourne à droite en direction du cimetière. La police se lance immédiatement à sa poursuite et se met en travers de la route, afin d'empêcher le conducteur de rejoindre l'artère principale depuis une petite rue de quartier.
Soucieux de poursuivre sa route, le motard fait une embardée sur le trottoir et se dirige vers la vieille ville de Brugg, poursuivi par une voiture de police qui éclaire la bourgade argovienne de ses gyrophares. C'est finalement de l'autre côté du vieux pont que les agents parviennent à stopper la course de la Honda 250. Le conducteur se laisse arrêter sans résistance. La passagère, elle, lance une bouteille de Coca-Cola vide en direction des agents et tente de s'enfuir en courrant. En vain.
Un couteau de cuisine comme arme
Arivés au commissariat, les gendarmes s'apprêtent à prendre les coordonnées du jeune couple, lorsque la jeune femme se met à menacer le policier Werner Schrenk avec un couteau de cuisine de 30 à 40 centimètres de long. L'agent municipal se réfugie quelques secondes dans la pièce voisine, afin de retirer la sécurité de son revolver. Mais ce sont déjà quelques secondes de trop. Lorsqu'il revient dans la pièce, le couple n'est plus là. Les fugitifs ont sauté par la fenêtre et ils courent désormais en direction de la Schulthess-Allee. C'est là qu'une rencontre va s'avérer fatale.
Ernst Bingisser est sorti boire un verre après un exercice avec ses collègues pompiers. Tandis qu'il s'apprête à rentrer chez lui, il aperçoit les deux fuyards et tente alors de les arrêter. Il parvient à attraper la jeune femme par le cou, mais son compagnon lui vient en aide. Ce dernier assène d'abord un coup de poing au pompier en uniforme, puis le poignardée à plusieurs reprises avec un couteau de cuisine. Ernst Bingisser s'écroule.
Un policier municipal, André Bölsterli, prend son courage à deux mains et se met à courir en direction de l'agresseur, qui pointe aussitôt son couteau en sa direction et le poignarde lui aussi. Blessé, l'agent parvient tout de même à se saisir de son arme de service et à la pointer en direction des jambes de l'assaillant. Mais il est trop tard. Les deux compères ont disparu dans l'obscurité. Il faudra trois heures d'intervention chirurgicale pour tirer André Bölsterli d'affaire. Le pompier Ernst Bingisser, lui, succombera à ses blessures.
Chasse à l'homme nocturne
La nouvelle du drame se répand vite. La police cantonale a déclenché une grande alarme et a mobilisé des agents de tout le canton d'Argovie pour taquer les criminels. La radio informe la population des évolutions de l'affaire une fois toutes les 15 minutes . Le signalement des fugitifs est également diffusé à la télévision.
À Brugg, la population descend massivement dans la rue. Un mélange d'indignation, de sensationnalisme, de tristesse et de colère se propage dans les rues de la petite ville. Nombreux sont les habitants à participer à la recherche du meurtrier et de sa complice. Les pompiers viennent appuyer la police dans ses investigations. Les rues, elles, sont dans leur grande majorité bouclées.
Peu après minuit, les fugitifs sont aperçus dans une ruelle non loin du vieux pont surplombant l'Aar. Vers 1h45, deux coups de feu retentissent et un policier annonce qu'il a trouvé le couple. L'agent explique qu'il longeait la rivière avec son chien lorsque celui-ci s'est mis à grogner. Bingo! Les deux fugitifs étaient cachés derrière un buisson. Le policier n'est en revanche pas parvenu à retrouver l'arme du crime. Celle-ci a été jetée à l'eau.
Le couple est alors arrêté et acheminé vers le commissariat du district de Brugg. Devant le poste, les badauds n'en reviennent pas. L'homme menotté qui sort de la voiture est torse nu, et il porte une croix en pendentif. «On n'aurait pas cru un tel acte de la part d'un garçon aussi chétif et d'une fille qui semblait inoffensive», écrira par la suite le «Badener Tagblatt».
Un couple d'amoureux en fuite
En fait, cette arrestation a mis fin à une longue cavale, qui n'est pas sans rappeler celle du célèbre couple de gangsters américain Bonnie Parker et Clyde Barrow. C'est en tout cas ce que laisse penser le parcours des deux fugitifs: Tom K.*, 19 ans, et Barbara T.*, 15 ans, se sont enfuis de Mannheim, en Allemagne, au début du mois mai 1971. Tom y effectuait son service militaire au sein de l'armée américaine. Quant à Barbara, elle était la fille illégitime d'un GI et d'une Allemande qui avait ensuite épousé un sous-officier américain.
Sa relation avec son père adoptif et sa mère était devenue difficile. C'est dans ce contexte qu'elle a rencontré Tom... et qu'elle est tombée enceinte. Craignant une séparation forcée et un éventuel placement de Barbara en maison de correction, le couple d'amoureux a décidé de prendre la fuite.
Les fugueurs ont d'abord roulé le long du Rhin avec des vélos volés, des sacs de couchages sur le dos et une quarantaine de francs en poche. Ils ont ensuite traversé la frontière près de Bâle et ont passé quelques jours à proximité de la ville. Fin mai, ils ont établi leur campement dans la forêt entre Oetwil an der Limmat (ZH) et Würenlos (AG).
Ils ont ensuite volé une tente, du matériel de camping et de la nourriture dans un centre commercial à Spreitenbach, en Argovie. Pire, ils ont dérobé deux cyclomoteurs, ce qui leur a valu d'être dénoncé par des témoins, puis arrêté une première fois le 2 juin par la police cantonale zurichoise. Le couple a été remis au parquet du district de Zurich pour des investigations supplémentaires.
Les parents de Barbara se sont, eux, déplacés pour venir chercher leur fille, dérormais enceinte de 6 mois. Mais au moment de se dire au revoir, les deux amoureux – laissés seuls pour se dire adieux – ont réussi à prendre la fuite. Ils ont ensuite volé une moto, non sans avoir pris préalablement le soin d'embarquer un couteau de cuisine pour pouvoir se défendre en cas de besoin. Puis, ils ont pris la route de Bâle, apparemment dans l'intention de retourner le plus rapidement possible à Mannheim. Jusqu'à ce qu'ils tombent sur ce contrôle de bruit à Brugg.
Au mauvais endroit, au mauvais moment
L'émotion est grande au sein de la population. En raison du caractère dramatique des événements, mais aussi parce que la victime était un concitoyen que beaucoup connaissaient à Brugg. Ernst Bingisser est mort à seulement 44 ans. Il était père de trois enfants. Il officiait comme chauffeur au service de l'urbanisme depuis de nombreuses années et il servait dans les pompiers depuis plus de 20 ans. Quelques années auparavant, son frère était décédé tragiquement lors d'un accident de travail dans une gare de marchandises.
La population se déplace en masse pour assister à ses funérailles. Le maire de la ville, Eugen Rohr, prononce un discours empreint d'empathie, dans lequel il s'efforce de trouver une explication à la mort insensée de cet homme qui a eu pour seul malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment.
Malgré toute la brutalité de l'acte et toute la compassion pour la victime et ses proches, il apparait rapidement que Tom n'est pas le tueur de sang-froid qu'il semblait être de prime abord. «Si l'on n'omet pas de suivre l'histoire de la vie des deux jeunes, les événements de Brugg doivent être considérés comme plus tragiques que simplement criminels et abjects», constate le «Brugger Tagblatt». «Nous devons nous demander – nous tous – qui est responsable du fait qu'un jeune homme de 19 ans se retrouve soudain dans la peau d'un meurtrier et qu'une jeune fille en âge de fréquenter l'école soit entraînée dans un événement qui compte parmi les plus horribles que l'on puisse imaginer.» Pour les camarades de service de Tom, il est clair que c'est la société qui a fait de lui un meurtrier. Dans un article publié dans un média clandestin, ils n'hésitent pas à prendre sa défense.
Une histoire de vie tragique
Le procès d'août 1974 est très attendu, car il doit éclairer davantage l'histoire de la vie de Tom. Né à Portland dans l'État américain de l'Oregon, il a été élevé par sa mère aux côtés d'un frère atteint de paralysie. Un expert de la clinique psychiatrique de Königsfelden constate que le jeune homme a été élevé à coups de ceinture. La seule personne qui lui a offert de l'amour dans sa jeunesse était sa grand-mère.
Il entretenait en outre une relation étroite avec son frère. A l'école, Tom était considéré comme stupide, ce que l'expert a qualifié d'erreur. De faibles résultats scolaires ont certes été attribués dès son enfance à une dyslexie. Mais au lieu de lui proposer de l'aide, ses enseignants l'ont fait redoubler plusieurs classes. Finalement, ils l'ont envoyé dans une maison d'éducation. Ce n'est que deux ans plus tard qu'il a pu retourner à l'école primaire. Après la 6e année, le jeune homme de 15 ans a même fini par être renvoyé du collège.
Tom s'est donc mis à travailler comme ouvrier. Et par l'intermédiaire d'un collègue de travail, il a rejoint un groupe de rock. A 17 ans, il s'est engagé dans l'armée américaine où, à sa grande déception, il a été affecté au service médical. Mais la lumière n'était pas entièrement absente de sa vie, comme en témoigne son mariage avec une auxiliaire médicale de trois ans son aînée, qui avait au passage une bien meilleure formation scolaire que lui.
Il s'est ensuite porté volontaire pour un engagement auprès des troupes stationnées en Allemagne, où il souhaitait emmener sa femme avec lui, ce qui lui a été refusé par l'armée. En 1970, Tom a été muté dans une division d'infanterie à Mannheim, où il était principalement responsable de l'entretien des chars de grenadiers.
Là-bas, Tom devait composer avec une troupe dans un état déplorable. L'ennui et la mauvaise ambiance y régnaient, les conflits raciaux et les bagarres entre noirs et blancs étaient monnaie courante, la guerre du Vietnam provoquait une résistance dans les propres rangs et les drogues étaient largement répandues. Très vite, Tom s'est mis à consommer massivement du haschisch et du LSD. Il combattait la fatigue qui en résultait avec des amphétamines. A cela est venu s'ajouter le divorce – demandé par sa femme au sein d'une lettre.
Nouvelle évasion et circonstances atténuantes
En août 1971, un premier verdict tombe enfin. Le tribunal des mineurs de Brugg condamne Barbara T. pour sa complicité dans le meurtre d'Ernst Bingisser et pour d'autres délits. Elle écope de la peine la plus lourde possible pour un mineur, à savoir le placement dans un établissement d'éducation pour une durée pouvant aller de trois à dix ans. Pour le tribunal, il est clair qu'elle a exercé une influence déterminante sur Tom. Faute d'établissements appropriés en Suisse, Barbara T. est incarcérée à la prison pour femmes de Hindelbank (BE), où elle donne naissance à un garçon. Après sa libération, on perd sa trace. En 1974, elle aurait vécu aux États-Unis avec ses parents, selon des articles de presse de l'époque.
En décembre 1972, quelques jours avant son procès, Tom K. – alors en détention préventive – s'échappe de la prison de Lenzbourg (AG) avec un codétenu et prend la route de l'Italie. Arrêté une ultime fois, il est condamné par un tribunal de la ville italienne de Civitavecchia à une peine de sept ans et huit mois de prison – pour des délits commis en Italie – lors d'un procès expéditif jugé douteux, voire scandaleux, en Suisse. En 1974, il est enfin transféré en Suisse pour y être jugé. Le jury le reconnaît coupable, entre autres, d'homicide volontaire et de tentative d'homicide volontaire.
Le tribunal admet tout de même une responsabilité limitée. Il retient également un certain nombre de circonstances atténuantes telles qu'un mauvais environnement dans la maison familiale ou dans l'armée américaine à Mannheim. Comme le tribunal des mineurs, le rôle de Barbara comme force motrice est mis en avant. Lors de son procès, l'accusé déclare avoir tué Ernst Bingisser lors d'un flashback, une illusion sensorielle provoquée par une prise antérieure de drogue antérieure. Tom K. est finalement condamné à 8 ans d'emprisonnement. La peine prononcée en Italie est prise en compte.
De 1979 à 1983, Tom purgera sa peine au pénitencier de Lenzbourg. Après sa libération anticipée, il a fondé une famille et vivra en Suisse jusqu'à sa mort.
* Noms modifiés
Ce texte est une adaptation d'un article plus long paru dans le «Brugger Neujahrsblätter 2024».