Joseph Stiglitz, 79 ans, est un habitué du Forum économique mondial (WEF). La voix de l’économiste, un des plus importants au monde, a du poids. Et pas seulement à Davos.
Blick le rencontre dans son hôtel préféré de la station grisonne, le Casanna, où il salue les employés par leur prénom. Le WEF a essayé de le reloger dans un autre établissement, mais sans succès. Il s’assied confortablement dans un siège, semblant indiquer qu’il va prendre son temps.
La guerre en Ukraine, le Covid, l’inflation, les chaînes d’approvisionnement en difficulté… L’économie mondiale se dirige-t-elle vers une tempête de grande ampleur?
Joseph Stiglitz: C’est ce que je crains. C’est une série entière de mauvais évènements qui s’accumule. Voir venir des crises est une chose, bien les gérer en est une autre. Et c’est malheureusement là que nous échouons. Le Covid a révélé le manque de résistance de nos économies de marché, que nous aurions dû anticiper plus tôt.
C’est-à-dire?
En plein milieu de la pandémie, nous nous sommes retrouvés sans la possibilité de fabriquer des masques ou des équipements de protection. La volonté de fonctionner à court terme à tout-va nous a coûté très cher et cela s’est remarqué. Imaginez un constructeur automobile qui fabrique des véhicules sans pneus de rechange. C’est sûr que quand la mer est calme, tout fonctionne comme sur des roulettes et on économise même de l’argent. Mais dès qu’il y a le moindre couac… C’est ce qui arrive à notre économie en ce moment, avec l’invasion russe de l’Ukraine qui aggrave encore la situation. Le système tout entier menace de s’effondrer.
Avons-nous été trop naïfs?
C’est évident. L’élite économique et politique n’a pas réalisé à quel point l’économie de marché était faillible. En 2006, j’avais déjà mis en garde contre la dépendance de l’Allemagne au gaz russe dans mon livre «Un autre monde: Contre le fanatisme du marché» (ndlr, «Making Globalization Work» en version originale). Le gouvernement allemand a été aveugle, il était évident que la Russie n’était pas un pays fiable et qu’on ne pouvait pas faire confiance à Poutine.
Si c’était aussi évident que vous le dites, pourquoi personne à Berlin n’a engagé de changement de cap?
Il aurait sans doute fallu que plus de gens lisent mon livre (rires). Plus sérieusement, je soupçonne plutôt que les intérêts financiers de particuliers en Allemagne ont pesé dans la balance.
Vous faites allusion à l’ex-chancelier Gerhard Schröder?
La situation était un peu embarrassante avec lui. Chez Schröder, ça sent passablement la corruption. En même temps, il y avait un consensus dans la classe politique allemande selon lequel Poutine pourrait être dompté. Il s’avère qu’on s’est trompé, le risque était bien trop grand dès le départ.
N’est-ce pas facile de dire ça, en tant qu’Américain? Vous semblez rejeter toute la faute sur les Allemands...
Qu’on se comprenne, je ne veux pas noircir le tableau de l’Allemagne. Les entreprises américaines ont été tout aussi myopes. Elles non plus ne savent pas bien évaluer les risques. Nous l’avons vu en 2008 lors de la crise des subprimes.
On ne peut pas changer le passé. Que pouvons-nous faire maintenant pour absorber cette tempête économique qui fonce sur nous?
Nous devons absolument diversifier davantage notre économie. Mais cela vaut pour le long terme. À court terme, les banques centrales doivent éviter d’augmenter mécaniquement leurs taux directeurs, ce qui est leur réflexe habituel. Réduire la demande en augmentant les taux d’intérêt ne résoudra ni les problèmes alimentaires ni les problèmes énergétiques. Nous finirions par avoir une récession et une crise financière mondiale.
C’est pourtant exactement ce qu’est en train de faire la banque centrale américaine, la Fed, qui augmente ses taux d’intérêt...
Une petite augmentation des taux d’intérêt est acceptable. Mais encore une fois, cela ne résout pas les problèmes, cela ne fait que les déplacer. Je crains que la Fed, avec d’autres banques centrales, ne resserre trop sa politique monétaire. C’est dans ses gènes de hausser les taux d’intérêt en réaction à la hausse de l’inflation.
Mais il faut bien faire quelque chose pour atténuer la pression des prix sur la population, non?
Je pense plutôt qu’un bonus d’inflation pour tous les habitants d’Europe et d’Amérique serait plus adapté.
Un bonus? Sous quelle forme?
Des rabais fiscaux. Pas de manière permanente, mais temporaire. Nous devons faire des concessions à la population. Les Américains et les Européens souffrent de la guerre en Ukraine, que le monde occidental mène grâce aux soldats ukrainiens. Il existe des projets de loi en ce sens au Congrès américain, mais Joe Biden ne s’est malheureusement pas encore prononcé dessus.
Les Européens paient un lourd tribut avec cette guerre...
C’est exact. Ce fardeau devrait être plus équitablement réparti, les Américains devraient mettre la main au porte-monnaie. Mais essayez de faire comprendre ça au Congrès américain... Beaucoup pensent qu’on leur demande de payer pour une guerre qu’ils considèrent comme un conflit très européen. C’est évidemment une erreur, la guerre en Ukraine nous concerne tous.
Elle concerne aussi la Suisse. En faisons-nous assez?
Pas vraiment. La Suisse devrait enfin payer et aider à son tour! Vous n’êtes pas obligés de faire des paiements compensatoires solidaires en permanence, mais dans une situation de crise comme celle que nous vivons en ce moment, c’est nécessaire. La tempête qui vient ne peut être atténuée que par un effort commun.
(Adaptation par Alexandre Cudré)