Il a toujours été et demeure, à 75 ans, hors norme. Lors de notre rencontre, ce père fondateur de l’écologie politique en Suisse nous a inquiétés sur le plan de la santé. Le géant admet avoir repris une soixantaine de kilos depuis son amaigrissement spectaculaire d’il y a onze ans.
Le souffle est court, la mobilité difficile et la cravate chat semble plus petite que jamais. Mais intellectuellement, le superordinateur logé quelque part dans le cerveau de ce mathématicien jongle encore avec virtuosité avec les chiffres et son esprit critique décoche toujours d’amusantes fléchettes venimeuses.
Que devenez-vous, Monsieur Brélaz?
Je prends de l’âge, comme tout le monde. Pour le reste, j’ai quitté le parlement fédéral en 2022. Je n’ai plus de mandat politique depuis et je ne garde qu’un mandat dans un conseil d’administration, celui de La Télé Vaud Fribourg, que j’avais cofondée. Ils ne voulaient pas que je parte, alors pourquoi pas? Et puis je suis toujours l’actualité avec une attention particulière pour les dossiers climat, énergie et finances, qui sont mes spécialités. Enfin, j’aide les nouveaux élus qui intègrent des exécutifs, s’ils me le demandent, en les faisant profiter de mon expérience. Je donnerai encore des coups de main aux Vert-e-s, sans imposer ma présence, pour le cycle d’élections des communales lausannoises et des cantonales vaudoises l’année prochaine, puis pour les fédérales de 2027. Mais pour le cycle suivant, j’aurai 81 ans et, là, ils se débrouilleront sans moi.
Comment analysez-vous les résultats électoraux à la baisse des Vert-e-s depuis le record de 2019 aux fédérales?
Le score historique de 2019 avait été annoncé par nos très bons résultats lors du fameux trio de cantonales à Lucerne, au Tessin et à Zurich qui précède toujours les fédérales de six mois. Cette montée en force s’était confirmée et même renforcée aux fédérales où nous avions obtenu le score, jamais atteint ni avant ni après, de 13,2%. Mais nous avons connu deux autres belles élections.
En 2007 d’abord, grâce à Christoph Blocher – qui était à l’époque au Conseil fédéral et qui avait tendance à créer des vocations dans l’autre sens que le sien, y compris celle de le vider du gouvernement –, nous avions atteint les 10%. Et lors des dernières élections de 2023, nous avons quand même retrouvé ces 10%. Quant aux sièges qu’on perd cette année dans des cantonales, ils représentent en moyenne une baisse de 3%, ce qui est tout à fait dans la norme. J’estime donc que les Vert-e-s se stabilisent avant une éventuelle remontée grâce aux «trumperies» et autres c... de certains leaders dans le monde qui pourraient nous profiter électoralement.
Comment expliquez-vous qu’à Genève, puis à Neuchâtel, les candidats verts ont bien mieux résisté dans les exécutifs que dans les parlements?
De manière générale, à l’exécutif, on choisit plutôt les personnes et, au législatif, on choisit plutôt les idées et les partis. Et puis, entre les Vert-e-s et les socialistes, il y a toujours eu un effet de transfert d’un électorat flou, d’un électorat entre deux, hésitant, et qui complique les pronostics. C’est d’ailleurs aussi le cas entre les Vert’libéraux et le PLR. Nous avions vérifié cet effet de transfert aux fédérales de 2023 à nos dépens. Nous avions perdu de peu le quatrième siège vert vaudois au Conseil national en raison de l’extrême popularité de notre ami et populiste – car il est les deux – Pierre-Yves Maillard.
Malgré leur baisse actuelle, les Vert-e-s remportent des succès lors des initiatives et des référendums.
Oui, et cela démontre que ce parti a un potentiel beaucoup plus élevé que ses résultats électoraux. Les gens se rendent compte qu’il y a des choses qui ne tournent pas rond dans le monde actuel et suivent donc les Vert-e-s sur certains sujets, comme les autoroutes récemment, mais ne votent en revanche pas forcément pour eux aux élections.
L’écologisme du peuple a quand même des limites, comme le prouve le refus à 70% de l’initiative des Jeunes Vert-e-x-s sur la responsabilité environnementale.
Mais faire 30% avec ce texte qui aurait eu des conséquences économiques extrêmement problématiques pour le pays, c’est déjà vachement bien! Je pensais que cela ne ferait pas plus de 15% de oui. Cela rappelle aussi que beaucoup de citoyens lisent de manière très approximative les textes qu’on leur soumet et analysent de manière tout aussi approximative leurs conséquences s’ils devaient être acceptés.
Les Vert-e-s de 2025, ce sont des Vert-e-s plus «pastèque» que jamais, c’est-à-dire verts à l’extérieur et rouges à l’intérieur?
Cette appellation de «pastèque» date d’il y a longtemps et désignait les Vert-e-s très à gauche. Ce à quoi ces derniers répliquaient que les Vert-e-s centristes étaient des poivrons, c’est-à-dire verts à l’extérieur et vides à l’intérieur. Cette époque d’échange d’amabilités est révolue et les courants ont fusionné.
Mais ne vous agacent-ils pas, ces Vert-e-s de la nouvelle génération, avec leurs combats dispersés qui s’éloignent parfois de la vocation première de ce parti qui devrait rester la défense de l’environnement?
Non! Les thèmes que certains qualifient de «woke» – notez que je ne sais pas moi-même ce que cela signifie – peuvent créer quelques effets perturbateurs. Notamment celui de décourager des électeurs de voter pour des gens qui défendent ces thèmes qui leur paraissent très éloignés de leurs préoccupations. Mais l’effet le plus dommageable, c’est en effet celui de la dispersion. Quand vous lancez des initiatives sur les sujets les plus divers chaque fois qu’un courant de pensée veut s’exprimer devant le peuple, vous dispersez vos forces, même si ces combats ont des raisons d’être. Je pense qu’il est plus fécond pour un parti de se concentrer sur les thèmes les plus porteurs afin de ménager, voire renforcer les habitudes électorales de ses sympathisants.
Les dossiers que les Vert-e-s devraient prendre à bras-le-corps ces prochaines années pour être plus lisibles par les électeurs?
Environnement, énergie, mutation technologique, lutte contre le retour du nucléaire et défense de la démocratie.
Le retour du nucléaire vous semble-t-il vraiment plausible?
Pas vraiment dans la mesure où aucun grand électricien en Suisse ne veut s’y lancer parce que ce n’est pas rentable. Mais des forces politiques sont prêtes à donner 6 ou 7 milliards de francs à l’un d’eux pour construire une centrale et là il pourrait être tenté. Ce serait idiot, car, avec toutes les procédures, il faudrait trente ans pour achever ce chantier et, d’ici là, les technologies solaires, hydrogène et éoliennes auront tellement progressé qu’elles permettront d’assurer l’approvisionnement électrique sans l’apport du nucléaire tout en permettant aussi de se passer des énergies fossiles.
Et la démocratie est-elle en péril même dans notre patrie de la sacro-sainte démocratie directe?
Oui, car la tendance mondiale est inquiétante. Certes, Poutine, ce n’est pas nouveau, mais Trump, c’est bien pire que la première fois. Il est devenu complètement fou et il est en train de faire le malheur des Etats-Unis. Ça leur apprendra à élire un c... pareil, mais ça, c’est un détail. Il y a encore Erdogan, qui reprend à fond cette piste despotique, alors qu’il s’était un peu calmé, parce qu’il voit que la nouvelle Europe lâchée par les Etats-Unis a besoin de son armée, qui est la deuxième plus nombreuse de l’OTAN.
Quant aux Chinois, ils ont toujours fonctionné dans une voie dictatoriale, mais avec leur modèle économique capitaliste ultra-subventionné, ils peuvent rivaliser avec le reste du monde. Sans compter qu’ils sont loin d’être idiots. Et il y a d’autres individus qui menacent l’avenir de la démocratie. Par exemple le foldingue de la pampa en Argentine, élu grâce à une particularité de ce pays où le peuple préfère avoir un fou à sa tête plutôt qu’un voleur. Sans oublier Musk, qui tente d’imposer un pouvoir économique et médiatique absolu sur le monde entier.
Si vous aviez 20 ans aujourd’hui, vous choisiriez les Vert-e-s?
J’avais 21 ans quand l’écologie politique a commencé à se mettre en marche en Suisse, grâce à des projets autoroutiers contestés. Puis c’est très vite parti sur l’énergie et sur les autres grands dossiers. A l’époque, ma génération avait été très marquée par les travaux du Club de Rome sur les limites de la planète. Sans cela, je n’aurais peut-être jamais été politisé et je n’aurais pas participé à la création d’un parti écologiste. Mais pour en revenir à votre question, en imaginant que je n’aie pas vécu tout cela, si j’avais 20 ans aujourd’hui je n’irais pas dans un parti de droite, mais est-ce que j’irais chez les Vert-e-s, les socialistes ou chez les Vert’libéraux?
Sans doute pas chez ces derniers, car ils sont trop flous et le potentiel électoral de ce parti est trop bas. Et les socialistes, sur le plan de la croissance économique, c’est encore l’ancien monde. Ils veulent croire à une croissance économique infinie dans un monde pourtant limité, car comme cela les syndicats peuvent espérer arracher de meilleurs salaires à des patrons eux-mêmes toujours plus riches. C’est parce qu’ils sont prisonniers de ce genre de dogme que les socialistes ne peuvent pas faire disparaître les Vert-e-s.
Que pense l’ancien syndic de Lausanne, grand artisan de la modernisation des transports urbains, du chantier calamiteux de la gare CFF de cette ville?
C’est en effet un énorme gâchis, cette gare. Un gâchis qui pénalise le reste du réseau urbain globalement efficace. Un gâchis dû à une double c... La première, c’est celle qu’ont faite les CFF, qui veulent toujours avoir raison. Et la deuxième, c’est celle de l’Office fédéral des transports, qui n’a pas cessé de modifier les normes de ce chantier pour avoir lui aussi raison. Bon, maintenant, ça a tellement gueulé qu’ils ont bien été obligés de s’entendre et cette gare modernisée devrait être prête en 2035 ou 2037.
Beaucoup de gens estiment qu’il règne un climat de début de fin du monde. Vous comprenez cette anxiété?
La vie sur Terre continuera, d’une manière ou d’une autre. Mais pour l’humanité, oui, il y a de gros risques. Il y a des gens peu recommandables qui disposent d’armes nucléaires notamment. Un accident peut se produire et enclencher une tragédie planétaire, même si les dictateurs tiennent aussi à leur propre vie. Et puis il y a le climat. Quand on sait que 50% de la population vit dans des régions qui seront inhabitables avec 3 ou 4°C de plus, on peut s’imaginer à quel point les flux migratoires actuels sont modestes par rapport à un exode climatique majeur. Mais si on fait ce qu’on devrait faire, on sait qu’au pire, dans cinquante à cent ans, la situation climatique reviendra à la normale.
Pour cela, il faut passer aux renouvelables de manière plus résolue que jamais. En Suisse, il suffirait que 1% de la surface du pays soit réservée au solaire pour assurer les besoins énergétiques nationaux, à condition encore de pouvoir stocker les excédents – sous forme d’hydrogène – et passer l’hiver grâce à ces réserves. Cela demande, je le répète, une politique énergétique ambitieuse et de gros moyens. Mais entre les intérêts des pétroliers – qui veulent continuer à amortir leurs investissements et attendre d’avoir pompé tout le pétrole – et l’avenir de l’humanité, je préfère garantir l’avenir de l’humanité.