Christian Levrat tutoie tous les collaborateurs qu’il rencontre. En ce jour de novembre, le président de la Poste reçoit Blick aux portes de la ville de Berne, au centre de tri des colis d’Ostermundigen. Il est possible qu’il connaisse encore l’une ou l’autre personne de son temps de syndicaliste. Mais un collaborateur souligne que c’est la première fois qu’il le rencontre. Celui-ci se réjouit de venir du même canton que l’ancien président du Parti socialiste (PS).
Nous suivons ensuite l’ancien politicien dans une petite pièce sans décorations. C’est souvent comme cela à la Poste, fonctionnel, sans ostentation. Comme si le Fribourgeois veut passer un message: le géant jaune ne jette pas l’argent par les fenêtres. Interview.
Monsieur Levrat, la ville de Berne discute de la suppression de la livraison des colis à domicile. Est-ce une bonne idée?
Je comprends le souci de durabilité, mais la voie choisie n’est pas la bonne. Les gens veulent recevoir les colis chez eux. Nous voulons aller chez nos clients, et en outre, nous sommes tenus par la loi d’assurer la livraison à domicile dans toute la Suisse – y compris dans la ville de Berne.
Berne s’attend à ce que le nombre de colis triple. Le commerçant en ligne Digitec Galaxus annonce qu’il a fait de bonnes expériences en livrant des marchandises à un point central, en les acheminant ensuite chez les clients par des coursiers à vélo.
Ce que vous décrivez est exactement le modèle que suit la Poste à Zurich. Nous avons des microbases en ville que nous desservons la nuit. De là, nous pouvons livrer les paquets avec des véhicules électriques jusqu’aux portes des maisons. Ici, au centre de tri d’Ostermundigen, où nous traitons également les colis pour la ville de Berne, nous sommes en train d’acquérir 70 voitures électriques.
Elles seront plus respectueuses de l’environnement.
La Poste a récemment accéléré de manière drastique ses objectifs de durabilité. Désormais, nous voulons livrer les colis avec des véhicules électriques d’ici 2025 dans les grandes villes comme Berne, Zurich, Bâle ou Genève. D’ici 2030, l’ensemble de l’infrastructure postale devra être climatiquement neutre. Nous faisons totalement nos adieux aux énergies fossiles, ce qui fait toute la différence pour la plus grande flotte de véhicules de Suisse.
En tant qu’entreprise publique, on peut se le permettre.
Nous voulons et devons le faire. Ce qui m’a beaucoup étonné depuis que je travaille à la Poste, c’est que nous avons besoin d’une logistique écologique: nos clients exigent une logistique verte. C’est l’économie qui nous donne le rythme, pas la politique ou les autorités. Les gros clients, qui envoient des millions de colis, veulent que nous les livrions de manière écologique.
La pression vient aussi des politiques, non?
Prenons CarPostal. Dans ce cas, ce sont les cantons qui sont compétents. Comme les bus électriques sont encore plus chers que les bus diesel, ils sont réticents. Pourtant, il est urgent que nous changions. Nous ne voulons plus avoir un seul bus diesel au plus tard en 2040. Cela signifie qu’après 2028, nous ne pourrons plus acheter de bus diesel. Les cantons présenteront les appels d’offres à cet effet en 2026. Il faut donc s’atteler dès maintenant à l’électrification du système de bus, afin que dans trois ans, nous sachions à quoi ressemble l’infrastructure de recharge dans les cantons, par exemple. C’est pourquoi nous lançons un appel: aidez-nous, nous devons faire le pas maintenant!
Vous êtes président de la Poste depuis un an. Êtes-vous désabusé par la politique?
Non, non, pas concernant la politique dans sa globalité. Mais concernant la durabilité, oui. J’ai beaucoup de plaisir à exercer cette fonction. On voit l’effet des mesures de manière beaucoup plus directe et concrète que dans la politique.
La politique contraint à nouveau les activités de Postfinance. L’activité financière du géant jaune a-t-elle encore un avenir?
L’évolution de ces derniers mois est réjouissante en ce qui concerne les affaires. Postfinance est une banque solide. Nous gérons plus de 90 milliards de fonds de clients. Mais cela nous pose aussi des difficultés, car nous sommes confrontés à des exigences plus élevées en matière de fonds propres, Postfinance étant d’importance systémique. Mais ce qui n’a malheureusement pas changé, c’est que Postfinance n’a pas les mêmes conditions que les autres banques.
Vous avez fait venir deux concurrents, la Banque Migros et la Corner Bank, dans les filiales de la Poste. Cela a suscité des critiques. Le patron de Postfinance, Hansruedi Köng, vous salue-t-il encore?
Oui, nous irons même prochainement ensemble à un match de hockey sur glace. Plus sérieusement, nous ouvrons notre réseau de filiales pour le renforcer. Nous devons tenir compte des préoccupations de CarPostal à Postfinance. Mais au final, nous sommes tous jaunes de cœur.
Les gens voient plutôt rouge.
Si nous avons une bonne fréquentation des clients dans les filiales, cela profite aussi à Postfinance. Ce n’est qu’avec une bonne fréquentation que nous pourrons garantir les succursales à long terme. C’est pourquoi les filiales de la Poste doivent devenir des centres de services.
Pour vous consoler, vous payez le CEO Hansruedi Köng royalement. Il gagne plus que le chef du groupe Poste Roberto Cirillo. Personne ne le comprend.
Du point de vue d’un livreur de la Poste, les deux salaires sont trop élevés, je peux le comprendre. Mais ces salaires doivent être comparables aux revenus des top-managers de la concurrence. Les banques paient maintenant des salaires plus élevés que les entreprises de logistique. Ces deux personnes pourraient gagner nettement plus dans l’économie privée. Le ministre des finances Ueli Maurer et le Parlement ont clairement indiqué que personne ne devait gagner plus d’un million de francs dans les entreprises fédérales. Nous respectons cette règle.
Revenons-en aux offices de poste. L’entreprise a assuré qu’elle entendait maintenir 800 filiales gérées par ses soins. Actuellement, nous sommes en dessous.
Nous maintenons notre objectif de rester à environ 800 succursales d’ici 2024. Mais si une commune souhaite un changement, nous respectons son souhait. Au-delà, la politique doit se poser la question de savoir quelle poste elle veut. Nous perdrons d’ici 2030 environ 30% des volumes de courrier et 50% du trafic des paiements si l’évolution se poursuit. Dans ce contexte, savoir si et comment nous voulons continuer à exploiter ces quelque 800 filiales est une question que le monde politique doit prendre en charge. Mais il ne faut pas perdre de vue une chose…
A savoir?
L’évolution de la numérisation. Nous ne faisons pas que distribuer des lettres. Nous transportons des informations. Notre objectif est de permettre et de prendre en charge toute la communication des entreprises avec leurs clients d’ici 2030. Et ce, de la manière dont ceux-ci le souhaitent: pour une cliente, physiquement sous forme de lettre, pour le client suivant avec un message dans sa boîte mail. Ou peut-être par Whatsapp – peu importe.
Nous savons ce qui va suivre…
Quoi donc?
C’est à cette fin que la Poste justifiera d’acheter tant d’entreprises avec l’argent qui provenait autrefois des citoyens.
Mais pas avec des subventions! Avec l’argent qui vient des clients de la Poste, nous permettons au service public de perdurer. Nous évoluons dans la transmission sécurisée des informations. Nous avons besoin de compétences supplémentaires en matière de sécurité des données, de cyberdéfense et de communication interne à l’entreprise. Nous nous les procurons. Acquérir le savoir-faire prend trop de temps. L’avenir nous a rattrapés.
Vous comprenez que cela suscite des critiques lorsque le géant jaune mange de nombreuses PME et que les petites entreprises concurrentes sont laissées-pour-compte, n’est-ce pas?
Il ne s’agit pas d’une alternative entre la Poste ou une petite entreprise. Il s’agit de choisir: la Poste, ou Google et Amazon? Si nous ne nous mettons pas en position d’offrir les services mentionnés pour la Suisse, les géants étrangers le feront. Or, ces derniers n’intéressent pas les gens qui ne sont pas branchés numérique. La Poste, en revanche, est là pour tout le monde.
Avec la numérisation, avez-vous encore besoin des filiales physiques?
C’est l’une des questions dont la Poste doit discuter avec les politiques. Mais je suis convaincu que la numérisation accrue crée chez les gens des besoins de contacts physiques. Nous avons un projet dans le canton du Jura, qui mise fortement sur la numérisation. Le canton a chargé la Poste d’accompagner les citoyens qui manifestent des problèmes avec la numérisation. Nous les soutenons. D’autres cantons ont fait part d’intérêts similaires. Ils souhaitent que nous aidions les citoyens à créer des dossiers électroniques. Nous ouvrons les options, rendons les variantes possibles – c’est le politique qui décide de l’offre.
Et qu’attendez-vous de la politique en ce qui concerne Postfinance?
Tout d’abord, une discussion honnête. Actuellement, Postfinance doit courir un 100m sur une jambe: elle doit réaliser un rendement conforme aux usages de la branche, mais n’a pas le droit d’accorder des crédits. Elle a un mandat de service universel qui est coûteux. Et elle est d’importance systémique, c’est-à-dire qu’elle est soumise à des exigences de fonds propres plus strictes que la plupart des banques. Cela ne peut pas fonctionner à long terme.
Qu’attendez-vous exactement de la politique à la fin de la discussion?
Les politiques définissent le mandat de service universel de Postfinance. Je peux difficilement imaginer que l’on nie les évolutions actuelles et que l’on attende que le dernier versement en espèces soit effectué au guichet. Ce serait un paiement très coûteux. Mais après 20 ans de politique, je sais à quel point mes anciens collègues apprécient qu’une entreprise leur dicte ce qu’ils doivent décider. C’est pourquoi nous exposons ouvertement la problématique et espérons que la politique nous fournira des réponses.
A propos de politique: vous avez évoqué Ueli Maurer. Il quittera le Conseil fédéral à la fin de l’année. Simonetta Sommaruga aussi. Vous réjouissez-vous de l’arrivée d’Albert Rösti?
J’ai beaucoup aimé et bien travaillé avec Ueli Maurer et Simonetta Sommaruga. Tous deux nous ont soutenus, même lors de discussions controversées. Je me réjouis de chaque nouveau chef.