Nous nous sommes rendus à Cologny, sur les hauteurs du Léman, lors d'une journée brumeuse. C’était mercredi dernier. Nous avions rendez-vous au siège futuriste du Forum économique mondial, construit à flanc de coteau, avec le fondateur de cette institution à la réputation mondiale, Klaus Schwab.
L’octogénaire est alors optimiste et confiant: il pense que le forum le plus prestigieux du monde pourra se tenir comme prévu à la mi-janvier à Davos. Pendant le week-end, les événements s’enchaînent. Ce lundi, le couperet tombe: Klaus Schwab annule l'évènement. Nous avons alors dû retravailler la première partie de cette interview, cette fois-ci par email.
Pourquoi avoir annulé la réunion annuelle du Forum économique mondial de Davos?
Klaus Schwab: J’ai consulté notre panel de virologues de renommée mondiale au sujet de la diffusion rapide d’Omicron, le week-end dernier. Leur conseil était unanime: reporter la réunion.
Vous aviez pourtant prévu des règles d’accès strictes: les participants devaient tous être vaccinés et auraient été testés toutes les 48 heures. Cela n’aurait-il pas été suffisant?
Ces règles étaient adaptées pour faire face au variant Delta. Mais nous savons à présent que la double vaccination ne suffit pas contre Omicron et qu’elle nécessite une dose de rappel. De plus, le taux d’infection en Suisse est actuellement l’un des plus élevés au monde, ce qui n’inspire pas vraiment confiance. De nombreux pays, comme les États-Unis, déconseillent en ce moment à leurs citoyens de voyager en Suisse.
Le monde ne doit-il pas apprendre à vivre avec le virus, et de manière à ce que les gens puissent malgré tout se rencontrer à nouveau?
Oui, si nous vivons avec un virus qui dont on peut évaluer l’évolution. Avec la propagation rapide d’Omicron, nous nous trouvons dans une situation nouvelle et imprévisible. Nous avons la responsabilité de la santé de nos participants, de nos collaborateurs et de la population. Nous ne pouvons pas prendre de risque à cet égard.
C’est la quatrième annulation après Davos en janvier, Bürgenstock au printemps, et Singapour en automne. Ce va-et-vient n’est-il pas un peu gênant?
Ce n’est pas un va-et-vient, mais une adaptation à l’évolution de la situation. Nous avons toujours espéré le meilleur, mais étions également prêts, si nécessaire, à faire face aux nouvelles réalités en déployant de gros efforts.
Vous avez reporté au début de l’été. Le Forum se tiendra-t-il à Davos ou est-ce que Singapour est à nouveau envisageable?
Non, il aura lieu à Davos.
Les hôteliers et les traiteurs de Davos seront-ils indemnisés pour cette absence?
Il ne s’agit pas d’une annulation, mais d’un report, il y a donc toujours une chance de réaliser un bon chiffre d’affaires. Du reste, nous ne faisons aucune déclaration sur les conditions contractuelles exactes avec nos partenaires.
Le report a-t-il affecté financièrement le Forum?
Un report entraîne toujours des conséquences financières négatives. Heureusement, nous avons constitué des réserves par le passé pour faire face à de tels cas particuliers.
Vous vous êtes engagé à long terme pour Davos, mais avez également formulé des critiques à l’égard de la ville et de ses restaurateurs et hôteliers. Ont-elles été entendues?
Les préparatifs pour janvier 2022 ont malheureusement montré quelques dérapages regrettables. Le secteur de l’hôtellerie et de la restauration de Davos en général se montre toutefois très compréhensif.
Vous avez exhorté vos membres, en particulier les entreprises, à s’engager dans au moins une initiative.
Depuis le début de la pandémie, le Forum a recruté 200 entreprises supplémentaires comme partenaires, sans pouvoir leur assurer une participation à Davos. Cela montre que le Forum est aujourd’hui une organisation qui se concentre en premier lieu sur ses initiatives.
Que doit faire une entreprise?
Nous avons une cinquantaine d’initiatives, par exemple la «First Mover Coalition»: l’armateur Maersk a commandé huit grands navires de fret climatiquement neutres, bien que cette technique ne soit pas encore au point. Leur commande accélère l’innovation. Certaines compagnies aériennes s’engagent à faire voler au moins 10% de leurs avions avec du carburant vert d’ici cinq ans. Si une seule compagnie aérienne le fait, elle est désavantagée par rapport à la concurrence, car c’est plus cher. Si plusieurs d’entre elles s’associent pour former une sorte de consortium, les règles du jeu s'équilibrent.
La pandémie domine toujours, comme cette annulation vient de nous le rappeler. Comment le monde va-t-il s’en sortir?
Le Covid-19 doit être considéré comme un défi qui nous poursuivra à long terme. Malgré tout, je suis optimiste quant à notre capacité de nous sortir de cette situation d’urgence. L’épidémie ne disparaîtra pas, mais nous apprendrons à vivre avec.
Qu’est-ce qui vous rend optimiste?
Notre monde compte 8 à 10 milliards d’habitants et est fortement interconnecté. Il y aura donc encore des pandémies à l’avenir. Ce qui est impressionnant, c’est la rapidité avec laquelle le monde a mis au point des capacités de production pour les vaccins: on a produit 12 milliards de doses cette année! En 2022, ce sera probablement 20 milliards. Cela signifie que chaque citoyen du monde pourra être vacciné 2,5 fois!
Quelles leçons l’humanité en tirera-t-elle, selon vous?
La résistance: résistance médicale, résistance des techniques d’approvisionnement et résistance personnelle de chacun. C’est autour de cette notion que tout tournera également à Davos. Dans le monde occidental, les gens ne sont plus habitués aux crises. Deux choses déterminent notre époque: d’une part, la grande accélération. En dix ans, nous vivons autant de choses que nos ancêtres en ont vécues en cent ans. D’autre part, la complexité augmente dans tous les domaines. Celui qui se sent menacé pensera d’abord à lui-même. C’est l’une des raisons de la polarisation de notre société.
Sur un thème plus concret: êtes-vous pour une vaccination obligatoire?
Un État est toujours confronté à la question de savoir si la priorité est de protéger l’individu contre la majorité ou la majorité contre l’individu. C’est un débat qui doit être mené démocratiquement.
Que faire si les hôpitaux sont pleins: les personnes non vaccinées doivent-elles passer en priorité?
On parle souvent de la liberté de ceux qui ne veulent pas se faire vacciner. Qui parle des milliers de personnes dans le système de santé suisse qui sont exposées à un risque de contagion? Je suis allé chez le dentiste aujourd’hui: il porte un masque, pas moi. Il s’expose donc à un risque. Qui faut-il donc protéger? On constate que la vaccination a connu un bond dans plusieurs pays où les gens ne voulaient pas se faire vacciner au départ. Certaines personnes ne sont pas sceptiques de base, elles agissent juste de manière opportuniste.
Pourquoi les chaînes d’approvisionnement ne fonctionnent-elles pas, après presque deux ans de pandémie? Cela fait se poser des questions sur l'économie de marché.
Ce sont surtout les produits médicaux et les semi-conducteurs qui sont concernés. Pendant la crise, les entreprises ont réduit leur production. Dans le même temps, les gens n’avaient pas d’argent à dépenser et ont économisé. Maintenant, tout le monde veut acheter et la production ainsi que le réapprovisionnement ne suivent pas. Dans le domaine des semi-conducteurs, il n’y a en outre que trois producteurs dans le monde: Taiwan Semiconductor Manufacturing Company TSMC, Samsung et Intel. Dans une telle situation, l'aspect nationaliste prend le dessus. Chaque pays s'approvisionne d’abord lui-même.
Quelles sont les leçons à en tirer?
A l’avenir, on produira à nouveau de manière plus décentralisée. Cela permettra de faire face aux imprévus mieux qu'avec système qui base tout sur des flux tendus. Cette tendance va se renforcer parce que le monde menace de se scinder en deux systèmes: l’un dominé par la Chine, l’autre par le monde occidental.
Cette guerre froide est-elle analogue à celle qui s’est terminée il y a plus de trente ans?
A l’époque, il s’agissait vraiment d’une guerre froide et les blocs étaient figés. Aujourd’hui, nous avons une concurrence dynamique dont l’enjeu est la suprématie à l’ère de la quatrième révolution industrielle.
Que signifie la poussée de la numérisation pour notre vie professionnelle?
Par numérisation, beaucoup s’imaginent des mesures qui rendent plus efficace ce que nous faisons déjà. Pourtant, cela va beaucoup plus loin. Cela ne signifie pas enseigner aux élèves avec des ordinateurs portables. Il s’agit plutôt de transmettre la matière par voie numérique et d’utiliser les enseignants comme coachs. L’enseignement universitaire va lui aussi se transformer, passant d’un système de livraison de connaissances en une seule fois, les études universitaires, à un système de formation tout au long de la vie.
Qu’est-ce que cela signifie?
On ne sera reconnu dans la vie professionnelle que si l’on prouve ses compétences chaque année. En Amérique, il y a 11,2 millions de chômeurs, mais plus de 12 millions de postes vacants. Cela montre le décalage entre les compétences dont on a besoin et celles que les gens apportent.
Dans quelle mesure devons-nous nous inquiéter de l’inflation?
Regardez dehors!
Il fait gris…
Exactement. Nous nous promenons dans le brouillard (rires). Le monde a un endettement de 350% du produit national brut. Avec un taux d’intérêt presque nul, tout le monde s’en moque. Nous laisserons aux générations futures des dettes et des dommages à l’environnement.
Comment les entreprises doivent-elles rendre compte de leurs efforts écologiques?
Il existe ce que l’on appelle les critères ESG, soit environnementaux, sociaux et de gouvernance, c’est-à-dire des règles sur ce que les entreprises font. Nous avons élaboré 22 critères obligatoires dans d’innombrables groupes de travail. Les cent premières entreprises dont le chiffre d’affaires total dépasse 1000 milliards de dollars les appliquent désormais volontairement. Les entreprises ne doivent pas seulement générer de la richesse, elles sont aussi un organisme social. C’est le grand changement idéologique. Avec mon livre, que j’ai publié il y a plus de 50 ans, et la création du Forum, nous avons certainement joué un rôle essentiel dans le renforcement de l’ancrage social des entreprises.
La conférence sur le climat s’est tenue récemment à Glasgow. L’humanité est-elle capable de renverser la vapeur?
Tout dépend de ce que l’on entend par «renverser la vapeur». L’objectif de 1,5 degré fixé à Paris exige tout un catalogue de mesures, par exemple des innovations qui ne sont pas encore mûres à l’heure actuelle. Une partie essentielle des activités du forum consiste à collaborer avec les gouvernements et les entreprises afin de rendre possible la décarbonisation de notre monde d’ici 2050 au plus tard.