Le FALC pour plus d'égalité
Pour ses 80'000 illettrés, Genève simplifie son langage administratif

Genève compte 80'000 personnes illettrées. Pour leur faciliter l'accès aux infos de l'administration, le Canton va commencer à faire usage du FALC, le langage Facile à lire et à comprendre. Le reste de la Suisse romande devrait-il en prendre de la graine?
Publié: 18.10.2022 à 06:04 heures
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Dernière mise à jour: 18.10.2022 à 11:54 heures
À l’échelle du pays, ils et elles sont au total 16% à être complètement illettrés.
Photo: Shutterstock
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

Saviez-vous que 16% de la population Genevoise est illettrée? Ça fait… quelque 80’000 personnes, comme le souligne l’Association Lire et Ecrire face au Grand Conseil genevois, espérant que le langage Facile à lire et à comprendre (FALC) soit enfin appliqué au sein de l’administration cantonale.

Victoire! Avec pour seul opposant l’UDC, une motion lancée par la gauche le demandant a été acceptée par la majorité des élues et élus jeudi soir. Le FALC va donc débarquer à Genève, qui sera ainsi le deuxième Canton romand — après Fribourg — à l’instaurer officiellement.

Concrètement, cela veut dire que les informations officielles (parfois difficiles à comprendre même pour les personnes lettrées…) seront à l’avenir communiquées de façon simplifiée: des pages web et des brochures avec des mots connus et faciles, des phrases courtes, si possible à l’actif («vous devriez rester jusqu’à la fin», plutôt que «vous ne devriez pas partir avant la fin», par exemple). Des répétitions et des exemples plutôt que des métaphores, pour ne citer que quelques-unes des règles de ce langage.

«Le sentiment d’être infantilisé»

Lena Strasser, députée socialiste et formatrice de langue dans le domaine de l’immigration, est l’une des chevilles ouvrières du projet. Elle explique à Blick ce qui l’a motivée: «Je travaille avec des personnes migrantes depuis de nombreuses années, cette motion découle en partie de ce que j’ai pu observer. Ces individus sont sans cesse confrontés, sur les sites web et les documents de l’administration publique, à un langage qu’ils ne comprennent pas: c’est trop long, le vocabulaire est trop complexe.»

Elle enchaîne: «Lorsque j’ai voulu remédier à cette situation, je suis tombée sur les documents en FALC du canton de Fribourg, ce qui m’a inspirée». Et l’élue à la rose de s'étonner que, à Genève, le sujet soit si méconnu: «Je ne m’attendais pas à ce que la proposition étonne autant. Certains élus n’avaient même pas imaginé que le langage puisse être un problème…»

En tant que travailleuse dans le domaine socio-éducatif, la socialiste a pu mesurer les conséquences concrètes d’un vocabulaire administratif trop pompeux: «Ne comprenant pas elles-mêmes le contenu des lettres officielles qu’elles reçoivent, les personnes concernées sont obligées de constamment demander de l’aide. Que ce soit à des associations, qui ont parfois de longs délais de réponse, ou à des tiers aidants, qui souvent sont leurs enfants. Dans ce dernier cas, pour certaines personnes, c’est très gênant car ça peut remettre en question leur autorité parentale. Il y a beaucoup de frustration, et puis, surtout, le sentiment d’être infantilisé.»

Qui sont ces 80’000?

À l’origine de cette initiative politique donc, des chiffres qui font un peu froid dans le dos, fournis par la section genevoise de l'Association lire et écrire, et cités dans le rapport de commission. On y constate que, dans la Genève internationale, haut lieu de culture abritant Université et Hautes écoles de renommée, il y a des dizaines de milliers de personnes illettrées, comme nous l’écrivions plus haut. Tout comme dans les autres cantons.

Dézoomons un peu. À l’échelle du pays, ils et elles sont aussi, au total, 16% à être complètement illettrés. D’après les chiffres de l’OCDE, 40% de la population Suisse a quant à elle «un niveau de littératie qui ne permet pas de fonctionner correctement dans le contexte social et économique des sociétés modernes» (l’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 5200 personnes en Suisse).

Qui sont ces personnes? Interrogée, l'Association à l'origine du rapport nous répond qu'il n'y a pas vraiment de profil type. Mais des caractéristiques particulières prises en compte lors de l'enquête: «Formation initiale, formation des parents, l'âge, le genre, le fait d’être né, ou non, en Suisse, le fait d'être de langue maternelle française ou non», affirme sa directrice Silvia Frei.

Parmi les personnes interrogées, l'on sait que 48,5% ont été scolarisés en Suisse, 51,5% dans un autre pays. Et 71% considèrent le français comme leur langue principale. À noter que l'enquête n'inclut à priori pas les personnes en situation de handicap intellectuel.

L'illettrisme en hausse chez les jeunes

Plus frappant encore, la jeunesse serait de plus en plus illettrée... En 2018, 24% des jeunes qui ont quitté l’école obligatoire en Suisse n’avaient pas «le niveau minimal en lecture permettant de participer de manière fructueuse à la vie courante», selon les chiffres mentionnés dans le rapport de commission.

À titre de comparaison, ce taux est de 14% au Canada et en Finlande pour la même période, nous précise l'association. «La proportion d'élèves faibles en Suisse est en hausse de 4 points par rapport à 2015, ce qui est une évolution statistiquement significative», s'inquiète Silvia Frei.

La violence du langage

Selon une étude menée par l’Université de Hambourg, 74% de la communication administrative et industrielle est rédigée à un niveau accessible pour seulement 7% de la population. Et cela peut avoir des conséquences dramatiques.

Pour prendre un exemple historique, nos lecteurs seniors, ou amateurs de procès scandaleux, se souviennent peut-être de l’affaire Dominici, qui avait secoué la France en 1954, et continue toujours de faire débat. Gaston Dominici, modeste paysan français, qui ne parlait qu’un dialecte provençal, avait alors été condamné à mort pour le meurtre d’une famille anglaise. Avant d’être gracié en 1960, faute de preuves suffisantes. Il est passé à un doigt de la guillotine (encore fonctionnelle à l’époque).

Quel est le rapport avec l’illettrisme à Genève? Pour beaucoup d’intellectuels français de l’époque, l’homme était innocent et la cause de cette première condamnation injuste était avant tout… la langue. Roland Barthes écrit par exemple dans son livre Mythologies, au chapitre dédié à l’affaire, que cette erreur de jugement a été possible «grâce à un mythe […], et qui est la transparence et l’universalité du langage».

Car non, le langage des livres et des avocats n’est pas compréhensible de toutes et tous. Et Gaston Dominici est, en ce sens, le martyr des illettrés. Roland Barthes l’explicite avec ironie: «Le président d’assises, qui lit 'Le Figaro', n’éprouve visiblement aucun scrupule à dialoguer avec le vieux chevrier 'illettré'. N’ont-ils pas en commun une même langue et la plus claire qui soit, le français? Merveilleuse assurance de l’éducation classique, où les bergers conversent sans gêne avec les juges!»

Selon une étude menée par l’Université de Hambourg, 74% de la communication administrative et industrielle est rédigée à un niveau accessible pour seulement 7% de la population. Et cela peut avoir des conséquences dramatiques.

Pour prendre un exemple historique, nos lecteurs seniors, ou amateurs de procès scandaleux, se souviennent peut-être de l’affaire Dominici, qui avait secoué la France en 1954, et continue toujours de faire débat. Gaston Dominici, modeste paysan français, qui ne parlait qu’un dialecte provençal, avait alors été condamné à mort pour le meurtre d’une famille anglaise. Avant d’être gracié en 1960, faute de preuves suffisantes. Il est passé à un doigt de la guillotine (encore fonctionnelle à l’époque).

Quel est le rapport avec l’illettrisme à Genève? Pour beaucoup d’intellectuels français de l’époque, l’homme était innocent et la cause de cette première condamnation injuste était avant tout… la langue. Roland Barthes écrit par exemple dans son livre Mythologies, au chapitre dédié à l’affaire, que cette erreur de jugement a été possible «grâce à un mythe […], et qui est la transparence et l’universalité du langage».

Car non, le langage des livres et des avocats n’est pas compréhensible de toutes et tous. Et Gaston Dominici est, en ce sens, le martyr des illettrés. Roland Barthes l’explicite avec ironie: «Le président d’assises, qui lit 'Le Figaro', n’éprouve visiblement aucun scrupule à dialoguer avec le vieux chevrier 'illettré'. N’ont-ils pas en commun une même langue et la plus claire qui soit, le français? Merveilleuse assurance de l’éducation classique, où les bergers conversent sans gêne avec les juges!»

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