Le 6 décembre 1992, les Suisses rejetaient l'EEE
Trente ans de négociation, et toujours la défiance entre Berne et Bruxelles

Oublions le langage diplomatique. Arrêtons pour une fois les compteurs et regardons la réalité en face: trente ans après le rejet de l'adhésion à l'espace économique européen, la confiance entre la Suisse et l'Union européenne n'est toujours pas au rendez-vous.
Publié: 06.12.2022 à 11:50 heures
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Dernière mise à jour: 06.12.2022 à 13:05 heures
Que se serait-il passé si, en 1992, Christoph Blocher et l'UDC n'avaient pas remporté une incontestable victoire politique en diabolisant l'adhésion à l'Espace économique européen ?
Photo: Keystone
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Richard WerlyJournaliste Blick

Si le scénario catastrophe devait avoir lieu, il ressemblerait sans doute à ça: dans les grands aéroports européens, une file de passagers internationaux bondée, où le passeport à croix blanche redeviendrait soudain très ordinaire. Plus de file «EEE-UE», permettant aux ressortissants de l’Espace économique européen (Islande, Norvège, Liechtenstein) et de l’Union européenne de sortir sans contrôle de police.

Oubliée, l’assimilation de fait de la Suisse à ses voisins, malgré son refus, le 6 décembre 1992, de rejoindre l’EEE. Ajoutons le retour des contrôles physiques aux frontières, une paperasse bien plus fournie exigée des entreprises pour les exportations vers nos voisins, des embouteillages quotidiens provoqués par les dizaines de milliers de frontaliers… Sans parler du risque suprême: se retrouver seuls, adossés au réduit alpin, en cas de cataclysme mondial.

Le pire? Les Suisses n’y croient pas

Une telle galère est-elle possible? Même lors des pires moments de doute consécutifs au rejet d’extrême justesse de l’EEE, il y a pile trente ans, par 50,3% des électeurs et une grande majorité des cantons, la réponse a été négative. Bien sûr, le coup porté par ce référendum fut rude, en particulier en Suisse romande, plus proeuropéenne que le reste du pays. Assurément, ce «dimanche noir» du 6 décembre 1992 a, dans les années qui suivirent, imposé aux diplomates helvètes une marche forcée pour arracher à Bruxelles les fameux «paquets» d’accords bilatéraux qui nous ont arrimés à l’UE.

Mais l’essentiel a été obtenu. La Confédération ne s’est pas retrouvée marginalisée. Son secret bancaire si profitable, abandonné officiellement en 2009, a tenu bon jusqu’en 2017. Sa neutralité a été maintenue cahincaha. L’économie helvétique a su en profiter. Le scénario catastrophe s’est dissous dans les têtes. La Suisse et l’UE, vieux amants dont les premiers flirts remontent à l’après seconde guerre mondiale, lorsque l’idée du fédéralisme européen prit racine sur les bords du Léman, se sont habitués à vivre ensemble. Sans vraiment croire au possible divorce.

Telle est la réalité, résumée en des termes non diplomatiques, non commerciaux, non techniques, non budgétaires, non énergétiques: la Suisse et ses voisins, après l’esclandre populaire du 6 décembre 1992, ont appris à vivre ensemble en ayant de moins en moins envie l’un de l’autre. Un vieux couple. Une colère sourde pointe parfois des deux côtés, que le réalisme des conjoints sait régulièrement faire taire. Une incapacité à faire renaître la flamme des sentiments.

Ne pas se séparer, ne pas trop se rapprocher

Se séparer? Trop risqué. Se rapprocher plus encore, via un accord-cadre similaire à celui rejeté le 26 mai 2021 par le Conseil fédéral? Le désir manque. Et quand il commence à poindre, lorsque l’un des conjoints se rapproche de l’autre sous les draps, la nature politique reprend immédiatement ses droits. Trop d’efforts à consentir. Le rhumatisme européen Christoph Blocher veille encore au grain. Il tue ce qui reste de passion enfouie.

Les plus jeunes n’en ont de toute façon que faire. La Suisse et l’Union européenne sont comme leurs vieux parents. Ils se sont habitués à leurs disputes. Ils lorgnent en douce sur l’héritage. Ils font en sorte, en manifestant contre le réchauffement climatique ou pour d’autres causes, de leur rappeler qu’ils ne peuvent pas, comme ça, dilapider ces trente dernières années de vie commune.

Ils se fichent de savoir que papa et maman ne se sont jamais mariés. Eux aussi boudent le mariage. Pour le reste? La vieillesse d’un couple est une drogue dure. Elle lamine et elle rapproche. Elle permet à la droite comme à la gauche de cuisiner chacune dans leur coin, à peine troublées par la volonté des Verts Libéraux de relancer l'adhésion à l'EEE. Avec une conviction: ces notaires internationaux que sont les diplomates arriveront bien, in fine, à bricoler un contrat pour que les enfants du couple ne soient pas lésés.

Le manque d’envie rebat les cartes

Le manque d’envie n’est pas une catastrophe. Il rebat juste les cartes. Il dépassionne tout. Il transforme les étreintes en habitudes. Il permet à chacun de grogner dans son coin. Les Conseillers fédéraux qui se succèdent font, défont et refont le lit. Il arrive même que ces couples-là, usés, finissent par faire chambre à part. Sans quitter le domicile conjugal.

Et alors? 1992-2022: trente ans de non-mariage sans s’être séparés malgré les tentations et les infidélités. Même Christoph Blocher, lors de son passage au Conseil fédéral, s'est heurté à cette réalité. 1992-2022: N'est-ce pas la preuve que le couple Suisse-Europe est viable et qu’il n’a pas d’autres options que de durer?

A lire pour débattre: l'excellente revue europa.ch, le magazine du Mouvement européen Suisse

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