Un continent submergé par le trafic de drogue, où les cartels de la cocaïne achètent les polices, les douanes, les autorités portuaires et les gouvernements... L’Europe est-elle en train de devenir la nouvelle Amérique latine? Alors que tous les projecteurs des médias et des experts en matière de sécurité sont tournés vers l’Ukraine, une autre guerre bat son plein. Elle a lieu dans l’ombre. Elle se joue jour et nuit dans les forêts de containers débarqués à Rotterdam (Pays-Bas), Anvers (Belgique), Le Havre (France) ou Cadix (Espagne).
Ses combattants traquent les pains de poudre blanche, dissimulés dans les cargaisons de fruits, dans des boîtes de conserve, ou à l’intérieur de troncs d’arbres tropicaux préalablement évidés. L’argent de la coke est déjà un poison au sein des forces de l’ordre. En bref, cette guerre-là est comme celle qui a lieu en Ukraine: s’ils ne montent pas en gamme dans leur offensive, les Européens ne sont absolument pas sûrs de la gagner.
Fragilité de la police et des douanes
Un seul fait démontre la fragilité des institutions spécialisées dans des pays tels que la Belgique, les Pays-Bas et la France: le démantèlement, le 28 novembre, d’un «supercartel» de la cocaïne basé à Dubaï, aux Émirats arabes unis. C’est Europol, l’office européen de coordination policière, qui l’a annoncé. Des «raids coordonnés» ciblant «le centre de commandement et l’infrastructure logistique» de ce réseau ont permis l’arrestation de pratiquement 49 personnes, affirme Europol.
Ce coup de filet intervient après l’extradition vers la France, le 17 décembre 2021, par les autorités de Dubaï d’un caïd marseillais, Hakim Berrebouh. Il est aussi l’une des conséquences de l’interpellation le 1er janvier sur une aire d’autoroute de Pelousey (Doubs) du frère de Sofiane Hambli, l'un des plus gros trafiquants de drogue français. L’homme avait sur lui de faux documents d’identité suisses. Sofiane Hambli a pour sa part été condamné à vingt ans de prison au Maroc, pays auquel la France réclame l'extradition du Franco-algérien.
L’infiltration de la messagerie cryptée Sky
Le supercartel de la cocaïne démantelé par Europol a pu être en partie localisé et identifié grâce à l’infiltration par la police de la messagerie cryptée Sky, utilisée par les trafiquants. Son importance? «L’ampleur de l’importation de cocaïne en Europe sous le contrôle et le commandement des suspects était massive. Plus de 30 tonnes de drogue ont été saisies par les forces de l’ordre durant les investigations», précise l’agence européenne. «Il y a clairement une volonté d’inonder l’Europe. On n’arrive pas à juguler ce flux», argumentait récemment dans l’hebdomadaire «Le Point» Laurent Laniel, un expert en stupéfiants.
Et d’ajouter: «L’Europe est un marché en développement depuis environ dix ans. Cela concerne surtout l’Europe de l’Ouest et l’Italie, mais aussi, de plus en plus, l’Europe de l’Est, ainsi que la Turquie, à la fois pays consommateur et dont les organisations criminelles sont impliquées dans le trafic. Une autre tendance notable est le développement sur le sol européen de la production de chlorhydrate de cocaïne. On a démantelé des laboratoires aux Pays-Bas, en Belgique, en Espagne… À quand la France? On estime que quelques dizaines de tonnes seraient déjà produites chaque année en Europe.»
Une terreur de la poudre blanche
En Belgique comme aux Pays-Bas, cette terreur de la poudre blanche porte un nom: la «mocro-mafia», surnom de la mafia marocaine qui gère le trafic. En 2020, la police néerlandaise a découvert lors d’investigations sur une livraison de cocaïne une chambre de torture mobile, un conteneur où se trouvait une chaise de dentiste, un scalpel, des pinces, une scie. Les dockers et les gardiens de prison sont de plus en plus souvent achetés, ou intimidés.
Un magistrat belge interrogé par RTL a résumé en chiffres sonnants et trébuchants l’ampleur du trafic: «Un gramme de cocaïne coupée trois fois en moyenne rapporte 150 euros. L'année dernière, 90 tonnes ont été saisies par les douanes. Imaginez-vous maintenant que nous sommes à 12% de saisies. Vous multipliez par 900 tonnes en une année, et ce sont des milliers de milliards d’euros qui sont en cause.»
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La Suisse n’est pas à l’abri. Sa position géographique fait d’elle un couloir privilégié de transit sud-nord, le plus souvent géré par les groupes mafieux italiens et albanais. En août dernier, 27 personnes liées à un trafic de drogue international ont été arrêtées sur le sol helvétique. Des points de revente ont été démantelés dans treize cantons. Six personnes ont été arrêtées dans le canton de Lucerne, dont l'une était responsable de l’écoulement de 82 kilos de cocaïne. Précédemment, à l’automne 2021, un trafic d’amphétamines dirigé par un ressortissant néerlandais avait été démantelé en Valais.
«L’infiltration dépasse toutes les fictions»
La vice-procureure de Paris Laure Beccuau a donné l’alarme dans Le Monde. «L’infiltration de nos sociétés par les réseaux criminels dépasse toutes les fictions» a-t-elle asséné le 18 novembre.
Son constat: les États européens sont fragilisés. «Il suffit de regarder ce qui se passe en Belgique et aux Pays-Bas pour démontrer que les organisations que l’on affronte n’ont aucune limite dans leurs moyens financiers, aucune limite dans leurs frontières ni dans leurs champs d’action […] Si on n’a pas une réaction suffisante, la contagion est annoncée. Nous savons que ces groupes ont atteint dorénavant un seuil dans leur présence sur les points d’entrée de la drogue en France. Notamment les ports, qui constituent des points de fragilité extrême. Ces organisations se projettent déjà sur les structures portuaires et aéroportuaires, avec des hommes de main présents sur le territoire français.»
La question de l’entraide judiciaire
Le problème? L’entraide judiciaire internationale avec les pays d’origine de la cocaïne, en Amérique latine, et ceux par où transitent les cargaisons ou les flux financiers, comme Dubaï. Autre difficulté: les Balkans, toujours tenus à l’écart de l’Union européenne et grands pourvoyeurs de réseaux criminels, y compris en Suisse.
Le prochain sommet entre l’UE et les Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Serbie et Monténégro) a lieu ce mardi 6 décembre dans la capitale albanaise Tirana. Or, la question de la coopération policière n’y sera abordée qu’en matière de migration. La Serbie, très proche de la Russie, continue par ailleurs son jeu trouble. Et pendant ce temps-là, la coke peut déferler.